À couvert
Ici fait nuit, ici sent la poussière, ici je me cache alors que mon corps nu s’ankylose d’un courant d’air froid venant d’une fenêtre mal isolée. Je ne bouge pas, je ne veux pas qu’une écharde s’échappant du parquet m’écorche, se plante dans ma fesse gauche ou ailleurs et soit compliquée à enlever dans cet espace réduit où je me suis confiné.
Un roulement de tambour, pas loin circule un train, ça fait vibrer le bois comme une chevauchée, le bruit des sabots, des fers fracassant le sol, l’aboiement des chiens en meute, la traversée des fougères, des arbustes arrachés par les pattes par les branches fouettées, je me resserre, mon torse se comprime, ma peau de plus en plus épaisse m’empêche de respirer. Pourtant personne ne chasse en cet endroit, on ne peut ainsi investir les maisons, je suis protégé, là autour des murs, des portes fermées, verrouillées. Une odeur de champignon, d’herbe humide, de sentier forestier, je voudrais m’enraciner, que mon corps se camoufle, s’enfeuille et disparaisse.
Si seulement je savais de quoi je me cache.
Au-dessus, quelque centimètres, les lattes du sommier grincent, les lattes perdent leur courbure, c’est elle qui se retourne le sommeil perturbé par le bruit du train ou par mon absence à ses côtés, ce vide à ma place dans le lit. Si elle se réveille, s’étonnera-t-elle de ma fuite, viendra-t-elle me chercher.
J’entends un brame dans le lointain.
Je me souviens des cabanes brinquebalantes où je pouvais m’isoler du monde, être sous la coupe de personne, loin des yeux, des remontrances, des attentes.
Je me souviens des ballades, la peur de me perdre, la campagne douce de vert et d’orange qui devient hostile lorsque la nuit tombe et que les couleurs se diluent, que les arbres se fondent les uns les autres en une masse grise, c’est quoi ce bruit, ce craquement, quel animal sauvage dont je troublerais la quiétude, quel animal féroce et fantastique pourrait surgir du noir, pur et coupant sous la canopée, pour me dévorer. Des plantes m’attrapaient les chevilles comme des mâchoires, je baissais la tête, accélérais le pas, pressé de rentrer. Ne regarde pas derrière toi, ne provoque pas les monstres qui sont à tes trousses, ne cours pas non plus, ça ne ferait que les exciter.
Ne bouge pas.
Reste droit, les bras tendus le long du corps, une ligne, sois une planche sur le parquet, ouvre les yeux.
Elle s’agite, je la devine tâtonnant, la paume sur le drap, pour me chercher mais peut-être est-ce seulement ce que j’espère. Elle se redresse puis elle soulève le matelas en son coin gauche, celui qui touche le mur. Elle allume la lampe accrochée aux montants, ça m’éblouit, un scintillement de paillettes au centre duquel son visage apparaît, un cercle noir en contre-jour. Elle est au-dessus et je suis entravé, comme encagé sous les lattes, elle peut faire ce qu’elle veut de moi, je ne peux pas me défendre.
Elle soupire plusieurs fois, grimace puis me demande ce que je fous là, allongé sous le lit, elle me demande si je suis sûr que le parquet est confortable pour dormir, elle me dit de ne pas me plaindre si j’ai mal au dos demain.
Je lui dis que je suis caché. Elle se renfrogne. Elle me demande, tu te caches de moi, d’une voix qui me reproche.
Alors je dis
c’est juste que. C’est juste que j’ai souvent envie de m’enfouir dans un terrier, dans une haie, ce plaisir quand on jouait à cache-cache enfant, tu te tiens immobile sous les branches d’un résineux, un épicéa peut-être, tu es accroupi derrière un taillis embroussaillé, tu penses être bien planqué, le pouvoir de devenir invisible te donne de la force. La joie de ne pas être découvert, hors du monde, enfin. Tes pieds s’engourdissent, tu attends, tu attends trop longtemps et si jamais les autres ne te trouvent pas et si jamais on t’oublie, t’abandonne, si jamais ils se lassent de te chercher et s’en retournent sans toi. Une angoisse s’insinue dans ton ventre, le lichen va finir par se déposer sur tes jambes alors tu fais trembler les branches mais tu sais que c’est tricher. Tu ne veux pas qu’on te trouve, tu veux qu’on te trouve, et puis quelqu’un te voit et tu ressens un soulagement qui ne dure pas longtemps, te trouve-t-on vraiment, pourquoi ressens-tu alors une frustration.
Cette question là me fige, où que j’aille je me demande où me cacher, comment m’enfuir. Il y a tant de façon de disparaître, tu es là, tu n’es pas là. Tu veux qu’on te trouve, tu ne veux pas qu’on te trouve. On peut s’enfouir en soi, j’ai appris ça en vieillissant. J’aimerais que tu vois que cette peau que je dévoile n’est pas moi, je l’ai construite, tissée, année après année, cousue à la main depuis l’enfance pour qu’elle me protège et pourtant, elle ne me protège toujours pas. Tout traverse. Je me coupe sans cesse. Tu as peur que ta peau s’écorce et tu suffoques, ne faudrait-il pas mieux changer de peau régulièrement, enlever l’ancienne puis en mettre une neuve, mais sauras-tu alors me reconnaître. Je suis là, terré, enterré, tu ne sauras pas me démasquer, tu pensais y arriver, tu pensais t’approcher, raté, mon enveloppe est lisse, interchangeable, je ne te montre rien.
Mais je me suis perdu.
Dans le lit à tes côtés, là, tout est revenu en un flot, la peur que je ne sois pas celui que tu veux, que la peau que j’ai enfilée pour te plaire se dissolve et que tu vois la boue en dessous, les moisissures noirâtres, la merde.
Elle m’observe, maintenant ses traits se distinguent nettement, ses yeux cernés.
Elle repose le coin plié du matelas, elle éteint la lumière, je ne la vois plus, la voilà disparue, là est plus sombre de nouveau, là se fissure. Elle ne vient pas me chercher. Je l’imagine immobile, allongée sur le dos et sa voix me parvient mousseuse, étouffée, comme venant d’une autre pièce, est-ce vraiment elle qui parle, ne s’est-elle pas endormie, lasse de mes phobies, de mes toc, des mes angoisses, ou est-ce moi qui m’endors. Cette voix me dit
tu te crois seul. Tu te crois seul à être effrayé, elle me dit, moi aussi, je me souviens des peurs de quand j’étais enfant, et encore aujourd’hui il existe de nombreux espaces que je n’ose visiter. Je m’enfonçais dans mon lit le soir, la couette remontée sous les yeux et chaque ombre, chaque porte entrouverte me semblait receler des dangers de toutes sortes. J’imaginais une araignée sortir du placard avec toute sa famille et venir pondre dans ma bouche et que j’allais me réveiller les lèvres scellées d’une toile dense, les membres liés par des filaments blancs et luminescents et l’araignée arrivait, je vois encore aujourd’hui comme si je les avais vues les énormes pattes velues de la tarentule que je fantasmais, des cris s’en venaient mais je restais aphone, je ne voulais pas réveiller ma famille. J’imaginais des monstres aussi. J’imaginais un être, mi-homme, mi-bête, allongé sous mon lit comme une statue, tellement immobile que je ne pouvais le voir en soulevant le matelas et je devais tendre la main, toucher le sol, pour être sûre qu’il n’y ait personne et même ainsi, je m’endormais inquiète, j’avais peur que ses griffes transpercent le lit en pleine nuit. Je me devais d’être en alerte et depuis je suis toujours sur mes gardes. Tu sais, les peurs de l’enfance sont inscrites sur la peau, on essaie juste de faire avec. Maintenant, tu choisis, tu peux rester où tu es si tu juges l’endroit agréable, tu peux aussi me rejoindre dans le lit, mais moi j’aimerais dormir, je manque de sommeil.
La voix se tait, s’éteint. Un léger ronflement la remplace.
Mon corps se glace, le bois se fait béton, ma cache m’enserre. J’ai peut-être tort, je me suis toujours vu gibier, faisan lâché face aux fusils mais peut-être sous ma peau se trouve une tout autre pelure, est-ce cela qui me gratte, les poils qui poussent de l’intérieur, en creux. Ma mâchoire est prête à s’élargir. Ici se chamboule, ici s’inverse, j’ai toujours voulu fuir le danger et ses crocs acérés et cette nuit, ce serait moi le monstre sous le lit.
Je m’extrais de ma cache tremblant et frigorifié. Je me faufile sous la couette. Ici le tissu se révèle chaud, je le laisse, et par là une part du monde, m’entourer.