Comme l’oiseau

Un moineau picore des brisures de cacahuète sur le trottoir. Une voiture passe. Le moineau s’envole puis se pose sur le bord de la table carrée et bancale, tout près de ma tasse de café, il me regarde, tend son cou, bascule la tête vers la gauche, ouvre son bec, peut-être qu’il appelle des amis avec des ultrasons, qu’ils vont venir en nuée pour m’attaquer, me crever les yeux ou me chier dessus. Je me méfie depuis qu’un pigeon qui devait avoir les intestins en vrac fit ses besoins sur moi, j’en avais de partout, agglomérant mes cheveux, une traînée sur ma veste, une coulure verdâtre sur le dos de la main. Depuis j’ai toujours peur qu’une chiure me défigure sans que je m’en aperçoive et sans personne qui n’ose me le dire ou alors d’avoir marché sur une crotte de chien et que quelqu’un se demande quelle est cette odeur ou ce genre de choses. N’importe quoi de honteux qui révélerait à tous toute la merde bien cachée derrière le masque.
Le moineau bat des ailes et s’éloigne, je regarde en l’air, nul autre animal, je retourne à la lecture du journal local, pas totalement rassuré.
À ma droite un couple se parle en se tenant la main, les yeux dans les yeux, à se dévorer, tu es tout pour moi et d’autres conneries. Un homme se pose à deux tables, sweat capuche noir, un homme que je croise de temps en temps lors de concerts ou en terrasse de bars, ou en manif, on ne peut pas dire qu’on se connaisse, on ne peut pas dire non plus qu’on ne se connaisse pas du tout, on a même dû échanger deux, trois mots, une ou deux fois en attendant devant la porte des toilettes ou pour commander une bière. Je ne sais pas si on est suffisamment proche pour se dire bonjour d’une façon systématique, si on a franchi cet espace invisible qui établit clairement que maintenant on se salue. C’est arrivé qu’on se croise sur un trottoir, et qu’il n’y avait à cet endroit là, à ce moment là, que lui et moi, du coup, bien obligé, un sourire, un mouvement furtif, pas de grandes effusions, non, juste le petit geste qui montre qu’on situe qui est l’autre, que nous nageons dans les mêmes eaux.
Je regarde vers lui mais il ne me voit pas, il sort son portable de son jean et le pose sur la table, tant pis, je reprends mon journal mais, mauvais timing, au moment où je tourne ma tête vers ma grille de mots fléchés, il tourne la sienne vers moi, lui donnant sûrement l’impression que je lui mets un vent.
Merde, il va croire que je l’ignore, que je refuse de lui dire bonjour. Ça nous fait rentrer dans cette zone floue et marécageuse, cette zone où on est gêné de ne pas savoir quoi faire quand on se voit. Cette zone où on regarde devant soi fixement comme avec des œillères quand on aperçoit l’autre de l’autre côté de la rue en sachant que l’autre fait de même et se sentant par là-même ridicule.
Une rivière du Nord en deux lettres.
Je n’arrive pas à me concentrer.
Une femme, tee-shirt troué, cheveux décolorés comme dans les clips des années 80, s’assoit en face de l’homme, je la connais, elle, un peu plus, mais pas tant, je ne me souviens jamais de son prénom, quelque chose en ine genre Pauline ou Céline. Si je me tourne vers elle et lui dis bonjour, ça donnera encore plus l’impression que je snobe l’autre mais si je ne fais rien, je vais me retrouver à patauger dans la même boue avec elle qu’avec lui. Peut-être que je dramatise, que tout ça n’est pas si compliqué, que je me laisse trop aller à mes ruminations anxieuses. Je pourrais aller pisser et en profiter pour les saluer tous les deux, un salut franc et collectif, direct, une rotation de la main, paume ouverte, un sourire sur mes lèvres. En étant tout proche, on risque moins la confusion, l’ambiguïté.
Je me lève et m’approche du duo, tout près, lui, de dos, elle, de face, elle choisit ce moment pour se baisser et chercher quelque chose dans son sac kaki, elle ne me voit pas, elle ne semble pas trouver ce qu’elle veut, et l’autre ne se retourne pas, je suis debout mais je suis obligé d’avancer, je ne vais pas rester planté là, en attente, balançant d’un pied l’autre, ça me met dans une position de faiblesse, je continue mon chemin, les contourne, putain, ça ne fait qu’empirer les choses.
Fait chier.
Je traverse le bar, tête basse, me mordant les lèvres.
Un groupe de trentenaires, qui pourraient être instits ou éducateurs, discutent sérieusement devant des feuilles éparpillées.
Une vieille avinée est seule à une table bordant la baie vitrée.
J’ouvre la porte des toilettes.
Je m’assois tout habillé sur l’abattant, je ne sais pas quoi faire, peut-être que si je reste assez longtemps ici, ils seront partis et je n’aurais plus à me poser la question de l’attitude à avoir mais si je reste trop longtemps, ça va sembler suspect et on va encore plus me remarquer, les clients se demandant qui peut s’enfermer ainsi des heures dans les chiottes, ou peut-être quelqu’un va s’inquiéter, frapper à la porte, imaginant un malaise, une crise cardiaque, un coma éthylique et tout le monde sera là, comme formant une haie d’honneur à me regarder sortir, avec un air de pitié, d’inquiétude ou d’interrogation et puis un jour ils hésiteront à me dire bonjour, se diront tu sais c’est le mec un peu spécial qui passe son temps dans les toilettes, peut-être un paumé ou un dérangé limite psychotique, en tout cas, quelqu’un qui a des problèmes, oui, moi aussi, ça ne m’étonne pas de lui, je l’ai toujours trouvé étrange et alors ils éviteront mon regard, de peur d’être contaminé ou je ne sais quoi.
Ne t’emballe pas, ne t’emballe pas.
Non, sois fort, conquérant, prends un sourire de circonstance, dynamique, non, tes jambes ne tremblent pas, les épaules en arrière, le torse en avant, les pectoraux, fais comme si tu en avais, sois un vainqueur pour une fois, celui qui serre les mains, à droite, à gauche, d’une façon cool et détendu. Tu sais l’importance d’être cool et détendu de nos jours. Mais n’en fais pas trop non plus, ne fais pas l’homme politique, ne sois pas ridicule.
Pourtant tout est politique, n’est-ce pas ? Comment dire bonjour, être la personne qui va vers ou vers qui on va. Qui a une grande gueule, qui a du charisme, qui a confiance en lui ? Qui peut se permettre de choisir à qui il dit bonjour et ne pas espérer qu’on le salue, qui se retrouve à un concert à lire une brochure pour ne pas montrer qu’il n’a personne à qui parler ou personne à qui il n’ose parler, qui fume une cigarette en regardant ses pieds, qui se cache derrière une attitude de défi, une fausse sûreté, une fausse dureté. Le pouvoir commence là et je suis comme les autres, me valorisant d’être reconnu, me vexant d’un regard fuyant, n’allant pas vers ceux vers qui personne ne va. Comment font ceux qui semblent au-dessus de tout ça, qui s’en foutent, bien dans leur corps, à l’aise dans leur fringue? Comment font ceux que tout ça ne touche pas ? Qui est assez défoncé, qui est à l’ouest, qui est déjà ailleurs, ou alors tellement sûr de soi, ou alors a une longue pratique de la méditation transcendantale ou alors a déjà tout, une femme ou un mari, des enfants, une maison, les vacances à la mer pour ne pas avoir le désir de plaire, pour ne pas avoir peur d’être mis à l’écart, ici dans un bar, au travail, ou en participant à telle ou telle activité, d’être rejeté par sa famille, par ses amis, par ses camarades, ses compagnons de lutte, qu’importe, comment font les gens avec cette interface, cette gestion de l’espace, trouver la bonne distance, le bon mot, ne pas trop parler pour ne pas dire la chose à ne pas dire, juste une phrase, une blague, une vanne, avoir le bon regard, sourire quand il faut, pas trop, sinon tu passes pour un naïf, ou un con, cultiver son cynisme, sa radicalité, sa morgue, sourire mais ne pas rire, ou si seulement tu es en groupe, en force, en bande. Être en meute pour être protégé de ça, pour ne pas se retrouver en situation de ne pas savoir comment réagir.
Je suis comme les autres. Je ne suis pas quelqu’un de sympa, ouvert, généreux.
Il faut que je trouve une stratégie. Sois naturel mais tu sais bien que plus tu essais d’avoir l’air naturel, plus tu as l’air bizarre, nerveux comme au supermarché quand un vigile te suit et que tu veux avoir l’air innocent. Tu pourrais descendre, faire quelques pas, dire deux mots au barman puis passer devant eux, dire que tu ne les avais pas vus, et ça va sinon, oui, le concert était bien, et puis ce passage pluvieux, ce retour de l’automne. C’est peut-être banal mais qu’est-ce que tu aurais de plus à dire ?
Tu aimerais te transformer en oiseau, te barrer par la fenêtre des toilettes. Trouver cette légèreté. Voleter tranquille. Tu sens le vent, juste la sensation du vent sur ta peau, et partir haut, voir les gens au loin, petites figurines en plastique, tellement peu imposants alors, tellement minuscules.
Quelqu’un tourne la poignet, il faut vraiment que tu sortes des chiottes, tu n’as plus le choix, tu te rappelles toutes ces fois à te planquer dans les toilettes, ici et ailleurs, pour fuir, pour te reposer, n’être plus à la vue de tous. Il y a tant de monde, de partout, des foules…
Tu croyais que les choses changeraient, qu’en vieillissant, ça passerait, la maturité, le recul, la sagesse, et en fait, non, tu en es encore là.
Et si c’était lui, là juste derrière la porte, ça serait plus simple, le problème résolu. J’ouvre, un brun en débardeur se recoiffe devant le miroir, il se tourne vers moi, me scrutant, semblant deviner les pensées qui me traversent ou peut-être que c’est moi qui devient parano.
Mon ventre gargouille, de la sueur coule sur l’arrête de mon nez.
Rien n’a changé dans le bar, tout est à la même place. Ils ne sont pas partis, je les vois parler avec entrain, là-bas, de l’autre côté, j’avance, je ne vois que ça, ne vois qu’eux, tout paraît normal pourtant, tout semble aller. Mon cœur bat vite.
J’avance.
Mon pied droit heurte une chaise qui dépasse, ça me déstabilise, je m’appuie sur une table qui bascule sous le poids, mes doigts glissent, se dérobent, une bouteille de vin valdingue, se brise sur le sol, des bouts de verre giclent tout autour. Déséquilibre, en avant, la vitre, juste là, un choc, mon crâne. Une douleur me transperce, de haut en bas, une vibration, des fées multicolores en cercles concentriques, une sirène, des tambours, c’est quoi ce bruit. Spasmes.
Je ne pèse plus rien, tout bouge, des mélopées, s’évanouir à l’intérieur.
Quelque chose ricoche dans ma tête. Et puis. Noir.
J’ouvre les yeux.
Ça scintille.
Ils sont là, tous les deux, au-dessus, à s’inquiéter. Tous les deux penchés, je suis allongé au sol, l’arrière de mon crâne contre le sol froid. Ils me demandent si ça va. Seraient-ils bienveillants ? Me serais-je tromper ?
J’arrive à articuler un bonjour.
J’ai mal, quelque chose a dû déchirer ma joue, je regarde mes doigts, du sang coule, mais au moins l’honneur, ce putain d’honneur est sauf. Me voilà rassuré.