Décharné

Sale clébard, connard, barre-toi de mes pattes, casse-toi, ferme ta gueule, ferme ta grande gueule, vire, chien de la mort, allez avance, moins vite, sale bête, prends ça dans la gueule, pas la peine de geindre, hein, tu le méritais, chien de la mort, chien de putain, si t’arrêtes pas de gueuler tu vas en prendre une autre, tu me fais chier, arrête de me faire chier, chien de la mort.
Ça continue, ça continue.
Et les gémissements du chien qui n’a plus la force d’aboyer, les bruits de la laisse cinglant la peau et ceux mats des coups de pieds.
Cette voix qui retentit dans l’escalier, cette logorrhée granuleuse qui résonne dans mon studio et que la finesse des murs n’assourdit pas. Ce n’est pas la première fois, ça devient presque une habitude.
Moi, je prends les coups, dans le foie, dans la face, ça me secoue, je ne peux les éviter. Là, au ventre, un nœud se forme, un nœud bien serré.
Mes muscles se crispent, douleur de l’omoplate au bas du dos, une ligne de pierre.
De la sueur sur les paumes, sous les aisselles, une goutte coule de mon front sur l’arête de mon nez.
De l’acide remonte ma trachée, mes jambes s’amollissent, mes mains tremblent, putain ! Une crise d’angoisse ! Et plus de lexo dans mon armoire. Pas moyen d’abaisser la tension.
Je voudrais ne pas entendre, je mets mes mains sur mes oreilles, mais je ne peux rester ainsi, et ça traverse, je perçois encore cette putain de voix.
Je pourrais sortir. Changer de lieu, d’espace. Mais je ne sais où aller puis il va bien falloir revenir et pire, je risque de les croiser dans l’escalier.
Hier je sortais faire quelques courses et je les ai vus, lui, grand, bedonnant, massif, une grosse moustache, une respiration sourde, le pas syncopé et son chien comme un fantôme de chien, presque transparent, à se demander comment il tient sur ses pattes. Squelettique, le pelage irrégulier, des trous qui laissent apparaître la peau, la chair toute proche. Des cicatrices.
Putain !
Le chien me suppliait de ses yeux humides. Sûr qu’il préférerait mourir que de continuer à suivre son maître.
L’homme grogna quelque chose, je grognai en retour. Pas envie de dire bonjour, plutôt crever.
Je ne sais pas s’il se sent coupable. Je me poussai pour le laisser passer, et surtout pour que ce porc ne me frôle pas.
Je l’entendis tirer un grand coup sur la laisse, et allez viens connard. Son chien comme un cadavre.
Quand j’essaie de m’endormir, j’entends sa voix, elle reste là, en arrière fond, sans cesse, réminiscence d’autres voix, d’autres coups. Pan dans la gueule.
Lui doit dormir, ronflant, son chien allongé, profitant des quelques moments de repos, des quelques moments tranquilles, sans la pluie de claques, d’injures, etc. moi je ne dors pas, ou si peu, tard, une fois que mes nerfs me laissent en paix.
Des fois j’ai des.
Alors comme tu ne peux pas dormir tu te lèves, te roules jusqu’à la salle de bain, allumes le néon.
Tu te regardes dans le miroir. Tu relèves ton tee-shirt, ce vieux tee-shirt long que tu gardes pour dormir, passes le doigt sur tes côtes, surtout les flottantes, tous les os, il manque une légère couverture de chair. Ta peau est fine, elle ne te protège de rien.
Au moindre coup, ça peut crever la besace et le sang s’écoulerait, et tout le reste, les organes, la bile soutenue par un sac fragile. Ta peau est un vieux sac.
Tout semble tenir. Tu ne sais comment. A chaque fois tu es surpris que cela ne s’effondre pas. L’ensemble. Un petit tas. A même le sol.
Des fois tu as peur de te réveiller ainsi, une tache sur le sol du studio, un monceau de chair et d’os.
Une envie de vomir, c’est ton corps qui prend, c’est sûr, à force, il ne peut pas tout digérer, tout comprendre, ça fait tellement longtemps que tu l’as mis à l’écart, que tu le solidifiais pour être tranquille, une putain de carapace, merde, tu l’as construite, pour ne pas être touché, ton corps à l’étroit, et l’autre te transperce de toute part, tu sens bien qu’il faut que tu fasses quelque chose si tu ne veux pas exploser, perdre des morceaux, des années de labeur pour ne plus rien ressentir, vivre ta petite vie tranquille.
Vomis camarade, vomis ! Et retrouver ton immobilisme. Encore une crise, ce soir encore tu vas attendre le matin, la lumière du jour qui passera le velux, et là tu sentiras ton corps qui n’en pourra plus, vidé, proche de s’effondrer.
Ce n’est plus possible, ton cerveau part en vrille… pauvre petit.
Des fois tu t’allonges sur la moquette, les bras en croix, tu essaies de sentir le sol sous toi, imagines qu’il t’absorbe, la douce sensation de s’enfoncer, tenter d’oublier le monde extérieur, les autres, la merde, toute la merde.
L’autre se lève tôt pour sortir son chien, le matin son chien arrive encore à aboyer, peut-être qu’il pense à chaque fois que ce jour-là sera différent, que son maître va le laisser vivre, s’exciter un peu, qu’il pourra courir et poursuivre des pigeons, que ce jour-là son maître va lui caresser le flanc, lui donner un truc à manger, mais ce jour sera comme les autres, coup de pied dans le flanc, dans l’abdomen, coup sur la nuque, je ne sais pas, le chien n’aboie plus, il a compris.
Pourquoi le sort-il encore, il devrait le laisser crever dans son coin, il taperait sur quelqu’un d’autre, peut-être qu’il tapait sur sa femme à une époque, ou sur ses enfants, peut-être qu’on lui a tapé dessus.
Tu somnoles lorsqu’ils reviennent, le même bordel sans cesse, tu penses quelques secondes que tu pourrais déménager, tu y penses souvent mais tu ne peux bouger, tu es trop lâche, trop bloqué dans ta petite vie, ça demanderait tellement d’effort, tu pourrais aussi te faire héberger un temps chez un ami, mais il faudrait appeler, et puis tu es tellement à bout, au bout de tout, tu ne peux quand même pas te montrer comme ça, tes amis doivent penser que tu vas bien, ou en tout cas pas si mal, enfin comme tout le monde, quoi !, tu ne vas pas déranger, ce n’est pas ton genre, te plaindre un peu, oui, histoire de parler, mais dire ça ne va pas, je n’en peux plus, je peux me reposer chez vous, ça t’est impossible. Expliquer cette histoire de chien, tu vas paraître ridicule et tu les entends déjà dire que tu n’as qu’à porter plainte, faire quelque chose, une pétition des différents locataires, te dire que tu ne dois pas être le seul à penser la même chose. Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre, ils ne savent pas qu’il n’existe aucune solution ?
Pour eux, pour les gens en général, ça parait toujours simple.
Un bruit fait trembler le sol. Avec quoi il tape son chien maintenant ? Comme si des étagères s’écroulaient l’une après l’autre, putain qu’est-ce qu’il fout ? Il faut que tu ailles voir. Merde. Il faut que ça s’arrête, que tout ça s’arrête, ce bruit. Il doit bien y avoir un moyen de l’éteindre.
Alors tu fouilles dans ton armoire, nerveusement, comme si ta vie en dépendait, il faut que ça s’arrête, c’est tout, tu trouves ta caisse à outil dont tu ne t’es jamais servi.
Tu trouves un marteau, tu le soupèses, avec ça tu peux avoir une bonne frappe.
Tu sors, laisses la porte ouverte, quelle importance, monte l’escalier, l’excitation te déborde, porte tes jambes, emmène tes pas.
Te voilà devant sa porte. Sa voix est plus proche, tu peux presque la toucher, la prendre dans ta main, tu sais l’homme tout prêt. Tu l’entends maugréer. Connard de chien, connard de chien, connard de chien.
Tu sonnes. Ta respiration est rapide, ton cœur pourrait exploser ton torse, l’homme ouvre, se tient au chambranle, marmonne, ouais c’est pourquoi ? Le chien est au fond du couloir, peu concerné. Tu mets le pied dans l’entrebâillement. Tu lui dis qu’il faut que tu lui parles, qu’il doit cesser de battre son chien, que ça ne peut plus continuer comme ça, que c’est pas possible, merde, ça peut pas se faire de taper son chien comme ça, quel est l’intérêt d’en avoir un, qu’il a qu’à acheter un punching-ball, putain, quoi c’est vrai, merde, que ça ne peut plus durer, que tu n’en dors plus, que tu en marres de ce connard, que tu en as jusque là de l’entendre gueuler à longueur de journées, et à longueur de semaines, de mois, d’années,  putain, qu’il faut qu’il comprenne que ça n’est plus possible, ça non, que tu n’en peux plus de sa voix puante et de sa gueule de gros con.
Et puis tu respires, tu n’as pas pris le temps. Tu as dis tout ça d’un trait, ça épuise.
Et l’autre te regarde, incrédule, puis il pouffe. C’est mon chien j’en fais ce que je veux.
Putain il ne se rend vraiment pas compte. Il ne te connaît pas. Il ne voit pas le marteau.
Il ne faut pas. Juste un mouvement du bras, ce marteau n’est pas si lourd, l’autre ne bouge pas, le métal touche son crâne, peu d’effet, tu tapes à nouveau, plus fort, du sang gicle, il porte la main à son front, du sang entre ses doigts, il parait à peine surpris, comme si ça ne pouvait pas lui arriver à lui. Et tu ne te retiens plus, tu frappes, ça craque, le crâne s’ouvre, des morceaux d’os, de cervelles, le chien ne bouge pas, il n’a pas eu le temps, il ne semble pas comprendre, pourtant c’est à sa putain de libération qu’il assiste.
Le type tombe d’un coup sur le dos, les bras tendus, une partie du crâne en charpie, du sang s’en échappe. Le chien te regarde, les yeux mouillés, la gueule entrouverte.
Allez viens que je te prenne dans mes bras, mon petit toutou, viens me faire des léchouilles, approche-toi que je te caresse le dos, que je te frotte les oreilles, que je fasse des petites tapes amicales, comme font les autres, tous les maîtres qui aiment leur chien. Et là d’un coup il se jette sur moi, d’un mouvement brusque dont je ne le croyais pas capable, je recule, il me grogne après, montre ses crocs, puis il se met à aboyer ce crétin, il va finir par me mordre, il se jette à nouveau pour me chopper, j’évite sa mâchoire, il attrape une de mes manches, alors je frappe à nouveau, il faut bien.
C’est rapide il n’a plus beaucoup de résistance. Pas de force. Il chancelle et s’effondre sur son maître, le con. Tous les animaux sont des cons. Je l’ai toujours pensé.
Un goût amer, mes fringues trempées de transpiration, je ne sais pas comment je fais pour tenir sur mes jambes.
Je retourne chez moi. J’ai du sang partout, je me lave les mains, longtemps, me perds dans l’eau rouge. Je sors de la salle de bain. Je regarde par la fenêtre. Le ciel est triste.
Je m’assois dans le canapé, il fait sombre dans mon appartement, j’attends la nuit.
Tout ça n’a définitivement aucun sens. Le bruit est toujours là, bien là, un petit nodule au-dessus de la nuque. Incrusté. Un bruit irradiant.
Je le sais. Le bruit ne me quittera pas.