Du bon côté du manche
Sa main s’agrippe au fauteuil blanc, ses ongles s’enfoncent dans le cuir, ses veines gonflent le long de son bras plié, elle a le visage proche du sol, les cheveux bruns en touffe, ses seins se compriment sur le parquet, ses fesses larges sont tenues, un homme derrière elle, grand, émacié, cheveux courts, les yeux fermés, entre en elle, sort, entre, sort, je tourne la tête, une rousse sur un homme blond allongé, elle, un peu ronde, bouge ses hanches, ses cuisses, pendant qu’une autre la caresse, puis d’autres tout autour, un certain nombre sur les canapés, sur des coussins, je regarde mon sexe mou, peu motivé par ce qu’il se passe, pas concerné par tous ces corps nus, lascifs, éparpillés ça et là, les bouches, les sexes béants sous la faible lumière d’un halogène, et par cette odeur de caoutchouc et de sueur mêlés, écœurante.
Personne ne s’intéresse à moi, à ma bouche, à mon cul, à mon sexe et au reste, tout le monde semble occupé, les uns par les autres, je ne sais pas trop quoi faire.
Je me sens nerveux, je me lève et me dirige, sans toucher personne, vers une pièce qui semble être la cuisine, il y fait plus calme. Une fraîcheur me saisit, de mes pieds à la nuque, elle émane du carrelage formé de losanges blancs, noirs, ici, presque tout, objets, meubles, sols, murs se décline en noir et blanc, c’est assez chic, comme on était tous habillés en noir, gris, en arrivant, on ne dépareillait pas, il y a juste la peau, les corps qui font taches avec leur carnation. Et l’intérieur, le rouge, les viscères, le sang ?
De l’autre pièce me parviennent des gémissements, des ahanements, des voix rauques ou aiguës, des cris, on dirait un massacre. Je vois des blessures, des cadavres, je vois des images à la télé, je vois des récits de guerre.
J’ai besoin d’une cigarette pour faire baisser la tension. Je trouve un paquet entamé sur la gazinière aux bords transparents, design.
Je m’accroche à l’idée que ce n’est qu’un jeu, qu’un amusement.
Quand j’étais au lycée, j’étais toujours le dernier choisi pour jouer au foot, au hand, au volley. C’était la bataille pour ne pas m’avoir dans son camp, il fallait ensuite mettre quelqu’un qui jouait à mes côtés pour suppléer à mes probables défaillances. Dès le vestiaire, je me sentais coincé, mes côtes qui se refermaient sur mes poumons, les enserraient lorsque je me déshabillais au milieu de tous ces hommes en formation, j’essayais de me faire discret, sinon les moqueries pleuvaient, parfois les coups, parfois les…
La porte s’ouvre, une femme entre, brune, une ligne de poils noirs sur le pubis, sur son sein gauche un tatouage, une fleur, sur son sein droit semble sécher du sperme.
Elle me tend la main : « Pauline », elle se présente comme si on était à une réception, une soirée, au milieu des petits fours, des verres de kir, elle garde une putain de prestance, distinguée même à poil, il faut savoir rester classe en toute circonstance.
– Je peux vous prendre une cigarette ?
– Vous pouvez, elles ne sont pas à moi. Elles traînaient par là…
Je ne me sens pas trop d’entamer une conversation pendant qu’à côté, ça s’enfile et que je suis là, mon sexe ballant, mes bras resserrés sur mon torse comme si j’avais une quelconque pudeur à protéger. Très à l’aise.
– C’est la première fois que vous venez à des soirées de ce genre ?
– Oui, ça se voit tant que ça ?
– Un peu, oui.
Je ne dis plus rien. Elle me voit sûrement comme un puceau, un type pas à la hauteur, un vermisseau rampant. Je sais, je n’ai pas été tellement performant ce soir, un peu à la masse, à côté de la plaque. Je pourrais dire que c’est dû à l’alcool qui continue à se balader dans mon ventre, qu’avec tout ce que j’ai bu, je peux difficilement me lâcher, être au niveau, mais je sais que ce n’est pas vrai. Que le problème n’est pas là. A d’autres moments j’aurais imaginé tout ce que je pourrais faire avec cette femme nue qui se tient face à moi, toutes ces conneries de position, sur la table, sur la cuisinière, devant la fenêtre, tous ces possibles… J’ai juste envie de fuir. De fumer une cigarette devant la télé. De jouer aux cartes. Surtout qu’on ne me demande rien.
– On est chez qui ?
Elle répond.
– Je ne sais pas trop, chez une blonde… Une copine à Guillaume, je crois.
– Je ne connais pas non plus. C’est un peu bourgeois, ici, non ?
– Peut-être, un peu… ça vous gêne ?
– Je ne sais pas. Je demande ça comme ça.
Je regarde par la fenêtre, je crois que je commence à avoir froid… Elle demande.
– Je vous ai déjà vu quelque part, non ?
– Peut-être, je suis une sorte de gloire locale.
Elle sourit, ce n’était pas dit pour être drôle, manquerait plus que ça, je n’ai pas envie de rire… Je sens mes tremblements revenir. Sa voix est de plus en plus basse, pour créer une sorte d’intimité, chez elle, tout semble travaillé.
– Ça vous met mal à l’aise de baiser ainsi à plusieurs ?
– Je ne sais pas…
– La multiplicité, c’est angoissant, n’est-ce pas ? Le corps machine, le corps objet, le corps à la chaîne comme décadence ultime de notre société post-industrielle…
– Mouais, ça doit être ça.
Elle se moque de moi, je crois. Elle me regarde avec un air joueur, mais je ne suis pas joueur, je perds trop souvent. Elle plie ses bras sous ses seins, les remontant du même coup, elle fait un pas vers moi, elle a un petit sourire étrange comme une invitation. Je me concentre, cette femme est désirable, c’est une évidence, j’imagine ma main glisser entre ses cuisses, monter jusqu’à son sexe. Mais ça ne marche pas, je ne ressens rien, qu’un étouffement.
Elle fait un autre pas, tout près, pose une main sur mon épaule, je sens son souffle, ses tétons sur mon torse, il faut que je dise quelque chose, avant que. Elle approche ses lèvres des miennes. Me sauver.
– En fait, je crois que le problème n’est pas là. Je ne vois pas l’intérêt de tout ça.
– Tout ça quoi ? On cherche juste à prendre du plaisir…
Elle pose sa main sur mes fesses, qui se crispent d’un coup. J’arrive à dire, le souffle presque coupé :
– Le plaisir, quel est l’intérêt ? Hop, hop et puis quoi ?
– Putain, tu m’as l’air bien chiant, toi !
Ça doit être ça. Mon côté chiant. Mais ça fonctionne, elle arrête son mouvement, se détache de moi, sa sueur reste. Elle me regarde, l’air de dire dommage, et puis elle dit :
– Bon j’y retourne. Ils sont plus amusants que toi, ils se prennent moins la tête. C’est ce que tu devrais faire.
Elle s’éloigne, dandinant des fesses pour se foutre de ma gueule et puis regagne la pièce où de la chair entre dans de la chair
Putain, quelle conne ! Elle m’a énervé. Mon sang cogne, je tourne en rond dans cette cuisine, incapable de faire baisser la tension, je n’ai rien à faire là. Dans cet appartement qui ne me ressemble pas, avec ces gens qui ne me ressemblent pas.
La soirée avait pourtant bien commencé, sur la terrasse d’un bar, la discussion partait en tout sens, j’arrivais à être le centre, avec ma brillance, mon brio, mon sens de l’à propos, je pouvais faire le coq, mais lorsque les bouches se taisent, je n’ai plus d’écran, je suis là face à vous, minable comme il se doit, minable comme je me sens dès que la parole me lâche… Je n’aurais pas dû les suivre.
La soirée a commencé dans un bar, mais tout cela a commencé avant, nettement avant. Au bar, nous étions un petit nombre, une agrégation de différents groupes, d’amis d’amis, tout se passait bien, on suivait l’un et puis l’autre, je finissais par être entouré de gens que je ne connaissais pas, mais eux semblaient aussi ne pas vouloir terminer la nuit, alors se finir dans un appartement bourgeois, pourquoi pas ?
Je m’incruste de mieux en mieux, je sais me faire inviter, mon humour glacial peut faire fureur, mon détachement, ce putain de détachement, on me trouve sympa, marrant, tout le désespoir rentré. Et je me retrouve de fête en fête, de soirée en soirée… Je suis là, ne dérange personne, personne ne fait vraiment attention à moi, mais de toute façon personne ne fait attention à personne, non ? Je peux à loisir disparaître dans la mollesse actuelle. Me retrouver même chez les bourgeois. Je suis arrivé en haut, dans ce putain de huitième étage, dans ce putain d’appartement mais je n’y crois plus, je dois descendre, redescendre, me glisser dans mes draps et être loin de tout. A ma place.
Loin de cet appartement qui surplombe la ville, avec vue sur les toits, sans vis-à-vis direct.
J’ouvre la fenêtre, regarde tout en bas, dans la rue, des étudiants sortent en grappes des bars, ça gueule, ça a pas mal bu, ça se dit « et maintenant on va où ? Et maintenant on va chez qui ? », en face, au sixième étage, un homme en tee-shirt et caleçon observe lui aussi cette houle, il se gratte, je vois surtout son crane légèrement dégarni, il ne bouge pas, la télé reflète sur lui une lumière bleue, rouge, il va se rasseoir, s’affaler. Une envie de vomir.
Je ferme la fenêtre, je me vois dans la vitre, une image de moi nu dans cette cuisine, je ressemble de plus en plus à un fantôme, je ne me reconnais pas, je disparais petit à petit.
Je me souviens de ma première amante, j’avais dix-sept ans, elle, son lit, un lit une place, ses petits seins que je pouvais toucher, son assurance, et moi en sueur, le vide dans la tête, et mon sexe trop pressé, et son regard ensuite, son regard méprisant, et le monde qui s’effondre, alors c’est ça ? C’est comme ça que ça se passe ?
Il faut que je me barre en vitesse. Mais pour cela je dois traverser le salon où la cérémonie se déroule, où les corps sont carnassiers, mes vêtements sont de l’autre côté, pas moyen de me sauver par ailleurs.
Je ne peux pas rester, je préfèrerais sauter par la fenêtre.
Il faut que je trouve un moyen pour ne pas être leur victime sacrificielle, ils vont crier « impuissant ! Impuissant ! », ils vont se jeter sur moi pour me dévorer, je n’ai pas d’armure, ils vont vouloir me déchirer pour voir ce qu’il y a à l’intérieur de moi, eux ou moi, ce sont eux les spectres, moi, je suis vivant, je suis vivant, il faut que je me défende, je prends un couteau, le manche transparent, j’avance doucement, je brandis mon arme blanche en entrant dans le salon, prêt à écorcher tout ce qui passe, à découper, je crie pour me donner du courage.
Le bruit cesse, les gémissements, tout le monde s’arrête en plein mouvement, marrant à voir, et puis la peur sur les visages, merde la mécanique se déglingue, c’est ça, hein ? Et je vois Pauline, la bouche prise, tu dois me trouver vraiment chiant, maintenant, un peu rabat-joie, hors du coup, j’avance menaçant.
Merde, je n’avais pas vu ce tapis, je glisse, mon coude heurte une table basse, transparente, mon dos se fracasse sur le parquet. Je sens des corps massifs fondre sur moi, me ceinturer, on me porte, je traverse la pièce sans trop comprendre ce qu’il m’arrive.
J’atterris sur le palier, je vois un bras qui jette mes vêtements sur moi. Je crie « salauds ! Salauds ! », je me tais. Je me retrouve dans le noir, nu, seul, je prends mon jean, récupère mon tabac dans la poche arrière, me roule une cigarette, je me la fume, rien à foutre, paisible. La nuit, le silence.
De toute façon, je n’ai jamais eu l’esprit d’équipe.