La Grisaille

Un grenier. Une poutre. Une corde. Tout est en place. Bien en place. Je me vois balançant, le cou brisé. Mes pieds qui ne touchent plus le sol, mon corps accroché, dans le vide, enfin léger. Je vois ceux qui me trouveront ainsi, les cris d’effroi, les larmes, une femme de vingt, trente ou quarante ans, les mains sur la bouche pour étouffer un son qui de toute façon ne sort pas, et puis la surprise, les commentaires. Lui, si gentil, sans problème, lui qui avait toujours ce sourire aux lèvres, ce sourire poli, lui qu’on n’avait pas vu depuis si longtemps, je ne savais pas qu’il allait si mal, il paraissait parfois fatigué, c’est vrai, souvent un peu malade, absent, mais on ne savait pas… on ne savait pas ce que ça cachait. Chers amis qui m’avez oublié, je me rappelle à vous. Et j’espère que le tremblement sera violent.
Une table, une chaise, je m’assois devant une feuille, un stylo noir à la main, pour la postérité, ma postérité. Toutes ces phrases que je me suis répétées encore et encore pour le jour où, je déciderais qu’il faut bien cesser, toutes ces phrases, mes dernières pensées, qui ne sont aujourd’hui qu’un brouillon, je dois faire le tri. Je me lance. « A vous tous, surtout à toi ma chère Julie, je vous remercie de ne pas m’avoir soutenu toutes ces années… » Ce ton mordant, cette ironie glaciale avec mon cadavre qui pendouillera à côté, ça aura de la gueule. Je continue. « Grâce à vous, j’ai trouvé le courage de met… » Merde, plus d’encre ! C’est pas possible ! Je frotte la bille de mon stylo sur ma semelle et puis rien, il ne marche plus, ce connard ! Il m’a pas attendu, ce putain de stylo de merde, c’est toujours comme ça, fait chier… J’aspire doucement, pas le moment de s’énerver. Mais c’est contrariant. Très contrariant. Il n’y a qu’à moi que ça arrive ce genre de truc ridicule, on a décidé de m’emmerder jusqu’au bout, jusqu’à mon ultime seconde. Je ne suis plus à ça près. Je ne peux quand même pas partir comme ça, avec cette lettre avortée. Ça ne se fait pas. J’essaie de presser le tube du stylo pour qu’il crache encore quelques gouttes, celles-ci jaillissent sur mes mains qui se tachent de noir. Au bout de la corde, les doigts plein d’encre comme un môme un peu gauche à la sortie des cours, ça renforcera la touche pathétique. Comme le môme que j’étais, toujours sale, et si maladroit, pas droit dans ses pompes, prêt à tomber sans cesse. Le poids du jour, putain, le poids du jour parfois. Ça ne m’a pas quitté. J’aimerais tant réussir ma mort. Au moins ça. Mais mon stylo ne veut plus rien savoir. Pas le choix, je dois en acheter un autre.
Je descends l’escalier en chancelant. Ivre de ne pas être encore mort. Dans la rue, il fait froid. Ou tiède. Je ne sais pas. Les passants, les voitures, les murs sont agglomérés ensemble, en une masse compacte. Tout est mêlé en un tout extérieur à moi. Je ne fais pas partie du monde. De ce monde là. Je rampe jusqu’au supermarché, le nez au niveau du sol, la face qui frotte le bitume. Presque. Les gens sont si grands, si haut, si sûr d’eux, si sûr d’être.
J’arrive, à bout de souffle, devant les vitres du magasin. Faire centre mètres est devenu difficile, mon espace vitale s’est restreint.
Bienvenu au paradis, les lumières me brûlent, la musique entrecoupée de voix surexcitée, aiguës me lacère des oreilles aux tympans. Je n’aime pas les supermarchés, mais je n’aime pas plus les petits marchés de quartier soi-disant si charmants avec ces types qui gueulent sans cesse, je n’aime pas les petites épiceries, les librairies, etc., tout la même merde, je n’aime pas sortir de chez moi.
Une foule clairsemée se déplace selon un schéma précis, les yeux fixés sur les rayons débordant, je pourrais être pendu, là, au centre du magasin, ils passeraient en poussant leur chariot sans me voir, me contourneraient, il faudrait des heures pour que quelqu’un de moins pressé, d’un peu plus tête en l’air que la moyenne se rende compte de quelque chose d’anormal. Ça me fout le cafard, je veux dire, encore plus. Ces femmes, ces hommes, ces enfants, ces vieux, tous ensembles, tous séparés. A portée, très loin. J’ai peur de me disloquer.
Je ne dois pas rester longtemps ici, l’angoisse me sépare. Je tourne en rond, tout se ressemble, je trouve et prends un paquet de cinq stylos noirs et direction les caisses. Je me mets derrière une file au hasard, une chance sur quatre, je n’essaie pas de trouver la plus rapide, je perds toujours à ce jeu-là. Comme aux autres. Une vieille, presque morte, dans un manteau grisâtre, commence à raconter sa vie sans intérêt à la caissière, ça dure, ça dure, je n’ai pas que ça à foutre. Ils sont plusieurs entre elle et moi à s’impatienter, à lui envoyer mentalement des bombes à fragmentation. Parfum de meurtre. Une envie de sombrer. De dériver sur place. Ça me reprend, la sueur sous les aisselles, les tics nerveux, les tremblements, il fait chaud, froid, je fais des gestes pas normaux, je veux me remettre en place. A nouveau la peur. L’agressivité palpable de tous ces gens autours. Il faut que je rentre.
Je regarde vers la sortie, me concentre sur les moyens de m’échapper. Envie de me mettre nu, de courir, bite à l’air, en criant, envie de campagne, ou alors de taper sur le jeune juste devant moi. Si proche de la mort, je peux en profiter pour dévier un peu, moi qui n’ai jamais su sortir du cadre, toujours à sa place, mais je ne peux briser ce qui m’enserre, ce qui m’étouffe, il est trop tard, bien trop tard pour se mettre à faire le gamin. Alors je regarde mes pieds, mes chaussures noires, cirées, ridicules, le jeune devant moi a des baskets multicolores, il y a pas à dire mais c’est plus gai. Un mec à l’aise dans ses pompes. Connard.
Une femme passe derrière les caisses, les épaules voûtées elle tient à bout de bras des sacs remplis, elle a des chaussures usées, je suis des yeux ses pas heurtés, elle fixe un point devant elle pour avancer, elle croise un homme cagoulé. Il entre, un pistolet mitrailleur dans la main. Il ne ressemble pas à un homme de la sécurité ni à un flic.
Un braqueur. Il marche d’un pas rapide, décidé. Il est un morceau de silence dans le brouhaha ambiant, personne ne le remarque sauf moi. Il fend la foule qui s’écarte pour le laisser passer. Une hallucination ? Non, il tire une rafale vers le toit et des néons explosent en traînées lumineuses. Des gens se figent. D’autres crient. D’autres reculent dans un sens aléatoire. D’autres s’enfoncent, perdent dix, vingt, trente centimètres. Un bébé pleure. Une panique à petite échelle. Je suis statique au milieu de l’agitation inutile. Personne ne sait où aller, je ne bouge pas, ça n’a pas d’importance, juste un contre temps, un enfant se fait traîner par le bras par une mère qui espère trouver refuge au rayon des produits laitiers. L’homme tire de nouveau en l’air. Cette fois-ci plus personne ne bouge.
Ce doit être une sorte de forcené pour venir braquer un supermarché de quartier. Un amateur qui veut se défouler, se sentir maître du monde quelques instants, être au centre de l’attention. Je te comprends, mais ça ne m’arrange pas. Vraiment pas. Tu gueules « Tous au sol ! Allongés, les bras en croix au-dessus de la tête. Et pas d’actes déplacés, je n’hésiterai pas à tirer, je n’ai rien à perdre. » Et moi donc.
Je me sens ralentir, les autres sont déjà au sol. Une vingtaine de personnes, à peine, ahuris, allongés au milieu des travées de chips, de saucissons, de cassettes audio. Tu es face à moi, tu me regardes, désemparé, tu ne sais pas trop quoi faire, je suis un imprévu. Tu pointes ton arme vers moi, mais tu n’es pas convaincu par ton geste, je sens ta douleur, je l’entends en écho, tu sais, toi aussi, la tristesse qui déborde, tu baisses ton bras, respires, relèves ton bras, prêt à appuyer sur la détente. Je souris.
Je pourrais finir ainsi, mon corps cible d’une rafale, l’impact des balles sur mon torse, les giclées de sang, je ferais peut-être le titre des journaux locaux, « l’homme, mort parce qu’il voulait rester debout ! », mais ce n’est pas moi, ça, ce n’est pas moi, je pose un genou au sol, et le reste suit, mollement. Je ne vais quand même pas mourir d’un fait divers.
L’homme tourne en rond, comme s’il ne savait que faire. Prends l’argent, remplis-toi les poches et tire-toi ! Vas-y ! Qu’est-ce que tu fous, bordel ! Tu es là pour ça, non ? Alors sers-toi et vite ! Tu nous vois tous couchés, tu marches entre les corps tremblotant, tu te dis « ça fait des années que j’ai eu envie de faire ça et puis j’y suis. On me voit. Ha ha ! Je suis le mec qui pète les plombs, vous avez peur, hein ! Hein !… Je suis déçu, ça ne ressemble pas à la scène que je me suis passée des milliers de fois dans la tête… Pourtant mon entrée était spectaculaire, exactement comme prévu, je survolais le sol, mais maintenant, je fais quoi ? Même ainsi, une arme à la main, je reste un minable, une petite merde, je ne vais quand même pas tuer un type… Ça ne me ressemble pas… Je ne peux pas partir en encaissant les sommes dérisoires qui doivent se trouver dans les putains de caisses de ce magasin de merde de ce quartier de merde, il faut que je fasse durer le plaisir… ». Nous sommes tombés sur un sentimental. Nous sommes mal partis.
Le sol est froid, dégueulasse de milliers de pas, et je dois mettre ma joue là-dessus. A ce niveau, le monde ne semble ni mieux, ni moins bien, juste un peu plus horizontal, aplani, j’entends des souffles rauques, je sens la nervosité qui passe d’un corps à l’autre, se propage, je sens les cris dans les ventres qui forment des boules, des micros ulcères, eh bande de cons ! pour une fois qu’il se passe quelque chose dans vos vies, vous devriez être heureux, en rentrant chez vous ce soir, vous serez fiers, vous aurez des trucs à raconter à votre femme, à votre homme, à votre moitié, à votre ce que vous voulez, à votre chien, à votre canari, à votre mur, demain au boulot, à l’heure de la pause café, vous serez la star, racontant jusqu’à vomir ce que vous avez vécu, je suis sûr que vous pouvez tenir avec cette anecdote des semaines, des mois, pour l’heure, vous avez peur, ça vous prouve au moins que vous espérez un peu en la vie, toi, le gros, là qui respire tellement fort et répand ton haleine mentholée, tu flippes, tu voudrais être ailleurs, pourtant ce soir tu attendras France 3 Région impatient, tu enregistreras le reportage qui parlera de notre aventure, tu te verras dans un coin de l’image, derrière, essayant de t’approcher de la caméra pour raconter ta version de l’histoire, tu sais que dans ton lit, ensuite, tu passeras ta main sur ta peau, tu te sentiras excitant, Gertrude ou Roberta, ou n’importe quelle nana avec un nom à la con, t’écoutera décrire tes exploits, elle te regardera comme elle ne t’a jamais regardé, elle sentira sur toi l’odeur du sang, de la mort, de la violence, elle n’aura jamais autant eu envie de baiser avec toi….
J’aurais tant aimé l’aimer, l’humanité, j’ai essayé, je vous jure, j’ai essayé…
Allez, tue-les tous, tue-nous tous ! Ça ne changera rien de toute façon, mais pour une fois, je serais mélangé aux autres, chair parmi la chair.
A dix centimètres, le visage tourné vers moi, une femme, la trentaine, les cheveux en bataille, pleure doucement, des larmes éparses sur sa joue. Cette impudeur me gène, je tourne ma tête de l’autre côté mais retombe sur le mec à l’haleine mentholée, je me replonge dans les yeux de la chialeuse. S’il te plait arrête de pleurer, je n’aime pas ça, et pourquoi tu me regardes ainsi ? Ses lèvres s’entrouvrent et se referment à légers intervalles, elle cherche de l’air. Elle me crispe. Chut, calme-toi ! calme-toi ! Je lui souris, un sourire qui se transforme en grimace désolée. Je ne sais pas faire. Elle ferme les yeux, quelques secondes, et les rouvre sur moi. On ne m’a jamais regardé avec tant d’avidité. Elle est allongée, une jupe noire remontée au-dessus des genoux, froissée, je regarde ses pieds, je la détaille, tranche par tranche, la découpe, elle a des jambes fines serrées dans des collants qui ont dû se trouer quand elle s’est jetée à terre, un cul large, un tee-shirt bleu, ses seins sont écrasés sur le sol, son cou est long, dégagé. Elle voit que je la matte, elle pense sûrement que je suis un obsédé, elle se trompe, j’essaie juste de faire entrer cette femme dans ma réalité, pour me prouver qu’elle existe, plein corps. En tout cas, elle me regarde, à la recherche de quelque chose qui me dépasse, elle doit essayer d’oublier ainsi ce qui se passe autour, elle s’accroche à moi, s’accrocher à quelqu’un qui part à la dérive, c’est une drôle d’idée. Elle murmure, tout va bien se passer, hein ? Tout va bien se passer ? Comment répondre… Je lui parle, d’une voix qui ne sait plus dire que merci, au-revoir, bonjour, une baguette, pardon, excusez-moi, un steak, s’il vous plait, je lui demande, vous aimez la mer ? Le roulis des vagues, être allongée sur le sable, les pieds qui trempent dans l’eau salée, et ne penser à rien en se concentrant sur les sons, les odeurs, il y a des mouettes, tu n’as besoin de rien, rester des heures ainsi, se diluer, devenir sable, eau, se sentir appartenir à quelque chose… Vous aimez ? Je ne sais pas si elle m’écoute mais ma voix la berce, elle ne pleure plus. Elle murmure qu’elle aime les voyages.
Une sirène de police. Ils se rapprochent. C’est chiant, on ne peut pas vraiment voir ce qu’il se passe, je n’aperçois que des pieds. Le braqueur gueule, « merde, ils sont déjà là ces cons… », qu’est-ce qu’il croyait, qu’ils attendent en se tournant les pouces, « … normal, c’est normal, tout va bien… », je ne comprends rien à ce type. Ma voisine non plus, vu les mouvements de ses sourcils signes d’une réflexion inquiète. Elle me demande, « qu’est-ce qui va se passer maintenant ? », il va tous nous tuer et ensuite il va nous manger, « rien tout va bien se passer… », ça la rassure, un peu, « je m’appelle Angèle », elle dit cela comme si c’était la chose la plus importante du monde à cet instant précis, « enchanté ! », un type, sûrement un policier, parle dans un mégaphone, les phrases n’arrivent pas en entier, « Veuillez sortir dans… Aucune chance… pas… les rues sont… », le braqueur, « jamais ! ». Il fait chier.
Angèle n’écoute plus les échanges verbaux qui nous survolent, elle ne veut pas. Elle fait abstraction. Elle a construit une cabane virtuelle au-dessus d’elle et moi, j’entends presque les oiseaux. Je voudrais la prévenir qu’elle n’a pas choisi le bon, qu’il y a erreur. Elle pose sa main sur la mienne. La peau d’une autre sur ma peau, ça fait si longtemps… On m’a toujours trouvé froid, à l’écart des contacts charnels, derrière mes murailles, je ne suis pas du genre qu’on touche, pourtant je ne demandais que ça, qu’on me passe la main dans les cheveux, qu’on me prenne dans des bras. J’étais tellement à l’étroit. Ma Julie. Je me baignais dans tes bras, ma bouche sur ton sein rond, la sueur, si ça avait continué, si j’étais moins con.
Et la peau de sa paume sur le dos de ma main, et ses doigts qui serrent les miens. Je sais qu’Angèle fait ça parce qu’elle a besoin de soutien, mais ça fait du bien, moi aussi, je mettrais bien ma main sur son épaule, je la descendrais.
« J’ai des otages !… ». Le type s’agite, se cache au milieu des étendus, le dos contre une pile de boîtes de conserve, des tomates pelées en promotion, il a repris du poil de la bête, la voilà enfin, la confrontation qu’il attendait, la confrontation entre lui et l’univers. Il croit encore au combat, il a de la chance… Moi j’aimerais croire en ça ou autre chose.
Angèle rapproche son visage. Elle est tout près. Je sens son souffle, qu’est-ce qu’elle me veut ? Elle murmure, vous n’avez pas peur, je lui raconte pourquoi je suis là, elle doit croire à une blague, elle rit, le braqueur vient vers nous et nous demande de la fermer, puis gueule à nouveau pour les mecs dehors qu’il ne se rendra jamais. Pour appuyer ses paroles il tire en l’air. Un enfant éclate en sanglot. La main d’Angèle se resserre sur la mienne. Puis elle monte le long de mon bras ses doigts pattes d’araignées, elle s’arrête sur mon visage, ses doigts sur mon visage, ses doigts contournent mes lèvres. Mon cœur s’accélère, soudain Angèle me fait peur, plus que l’homme au pistolet mitrailleur, elle rapproche ses lèvres, humide de salive et de larmes. Elle veut quoi, on ne va quand même pas baiser là tout de suite. Elle délire, elle se croit en boite, ou dans une chambre, la lumière baissée, l’intimité. Le braqueur la voit faire, ça l’amuse plutôt, et se reconcentre sur les troupes armées, il se prend pour John Wayne dans le Fort Alamo, il fait un braquage comme on se suicide. Alors nos attouchements, il s’en fout. Et les lèvres de l’autre qui mordille les miennes, veut les avaler. Et sa langue. Et ses mains sous mon tee-shirt. Elle se serre en entier contre moi. Et j’entends « ne faites pas de conneries, rendez-vous, tout se passera bien… », je n’ai pas envie de me rendre tout de suite. Je sens le bas de son dos sous ma main. La peau douce. Et je vois des dizaines d’yeux. Je suis excité. Je me sens mal. Je pourrais jouir avec elle, jouir sur elle, et puis quoi, se sentir seul ensuite, dans ma peau. Elle se calme un peu, reste ainsi contre moi. Mon cerveau s’emballe.
Angèle juste là ça crée des possibles. Son odeur… Et si, et si… nous sortons indemnes de cette prise d’otage, un lien fort se crée entre nous, elle est amoureuse de moi, nous discutons de tout et de rien, nous baisons sans cesse, un instant, je me dis, la vie n’est pas si mal, nous prenons le café le matin en écoutant la radio, c’est calme, on est bien, mais tout à une fin, rien n’a de sens s’il y a la mort au bout, et l’ennui reprend le dessus, elle dit qu’elle veut que j’échange, mais il n’y a rien en moi, rien à donner et elle commence à en avoir marre de moi, de mes plaintes sans fin, de mes cris, mes angoisses, elle dit qu’elle ne peut plus les porter, qu’elle ne peut plus me porter, comme les autres, comme Julie, elle dit que je pèse lourd, trop lourd, que je pèse des tonnes, et petit à petit, elle s’évade, prend ses distances, et je ne fais rien pour la retenir, je lui promets de changer mais ne change pas, je la vois s’en aller, devenir un souvenir, un passé, une mélancolie passagère, et de nouveau le marasme, un marasme pire encore, avec de nouveaux regrets. Pour moi, il n’y a pas de solution.
Je me détache d’elle, je me déchire, elle s’agrippe, je lui dis « content de vous avoir croisée, je vais partir avec une dernière image agréable », elle ne comprend pas, je lui dis « j’espère que votre vie vaudra le coup, pensez à moi de temps en temps », elle me regarde, elle me lâche, tourne ses mains, paumes vers le ciel, elle ne comprend pas.
Je me lève, elle dit « mais… », tout ça n’a que trop duré, tout se vaut, même écrire un mot n’a pas de sens, je dois rentrer à la maison.
Je me dirige vers la sortie, je flotte au-dessus du sol. Je suis dans l’espace. Tranquille. Il n’y a rien. J’entends dans le lointain, une rafale de balle, j’entends tout près de moi mes os qui craquent, c’est ça la douleur ? Et puis l’agitation à nouveau, je vois mon collègue braqueur qui lâche son arme, effaré par son acte. Tu as bien fait pourtant, je vois une masse de flics se jeter sur toi, une nuée de mouches, je vois des infirmiers commencer à me parler, ils me touchent, je ne les comprends pas. Il y a mon sang qui coule, partout. C’est joli. Tout ça n’est pas juste, je dis. Je hurle, du sang dans la bouche.
« Ce n’est pas lui… Ce n’est pas lui… C’est moi qui ait tiré, vous comprenez ? C’est moi qui voulait… Ce n’est pas lui, il n’y est pour rien… C’est moi qui ait appuyé, écoutez ! C’est moi qui ait appuyé sur la détente… C’est moi qui ait choisi… il n’y est pour rien… Il n’y est… »