L’objection de conscience

Elle me parle des lacs, de sa peur de ne pas avoir pied, d’être engloutie, elle me parle de cette espèce de poisson dont elle ne se rappelle pas le nom qui stagne au fond de l’eau, je lui dis que ce sont des animaux inoffensifs et utiles, que personne n’est mort à cause d’eux, elle n’en est pas sûre et dans le doute elle ne préfère pas s’aventurer trop loin quand elle se baigne.
Le serveur pose deux demis, un au picon, un au citron sur le comptoir, la musique est forte, de l’electro-pop passe partout, nous devons presque crier pour nous entendre.
Le bar se remplit.
Et elle boit pendant que je parle du froid qui avance, que je lui raconte qu’entrer dans l’hiver me provoque de l’angoisse, qu’il me faut de la lumière pour me sentir mieux, que j’ai lu quelque part qu’il existait des thérapies à base de lampes à forte luminosité, que peut-être je devrais essayer. La mousse de la bière se dépose sur ses lèvres, elle l’essuie de son pouce qu’elle met ensuite dans sa bouche. Elle me dit qu’elle, elle aime bien l’hiver, la neige qui fout le bordel en ville, que le froid ne la dérange pas, qu’elle aime se glisser dans son lit glacé et le sentir se réchauffer petit à petit, qu’elle dort mieux l’hiver que l’été quand il fait trop chaud et qu’elle ne peut pas s’emmitoufler. Je l’imagine dans son lit, je ne sais pas où va me mener cette soirée, je ne préfère pas savoir.
Trois hommes entrent dans le bar, s’assoient à une table au fond, ils parlent fort, rient fort, prennent de l’espace, regardent les alentours comme un territoire à conquérir.
Elle jette un œil blasé vers eux puis reprend une gorgée de bière.
Et je parle avec elle et je pense à tous les mecs lourds aux regards glissants qu’elle a dû rencontrer, qui ont dû la draguer avec insistance, le genre collant et je pense aussi aux mecs attentifs, ayant de la conversation, parlant de choses et d’autres mais n’ayant qu’un seul but, une seule envie, le corps à corps, les mains sur les seins, toucher, palper.
Je ne suis pas sûr d’être différent, je ne sais pas dans quelle catégorie elle me met. Est-ce qu’on a vraiment envie de se connaître, est-ce qu’on peut un jour connaître l’autre ?
Elle a dû en voir des mecs manœuvrer pour la séduire, elle a dû en entendre des remarques sur ses yeux bleus, des compliments faciles, des invitations à la con, des blagues nases, les mecs qui s’agrippent, veulent offrir un verre, font des clins d’œil, des sourires qui se veulent encourageants, une main qui se pose sur son bras ou sur son épaule. Tous ces gestes. Toute cette merde !
Trois nanas, les lèvres rouges, mini-jupes, collants, vestes ouvertes sur tee-shirts moulants entrent, des dizaines de regards les déshabillent, les embrassent, les prennent sur la table, chattes écartées, culs offerts, cris d’animaux.
Je vois la bave qui coule sur les mentons, je vois les pantalons qui se tendent, les bosses qui se forment, les imaginaires qui se développent.
Et à une table tout près, un homme, une chemise sombre, une grosse bague qui cerne son doigt potelé, parle avec un autre homme, quelques poils qui dépassent d’un polo bleu clair, je n’entends pas ce qu’ils se disent, de temps en temps, ils rient, ils font de grands gestes, une femme est avec eux, très maquillée, jambes croisées, elle ne parle pas, elle ne rit pas, elle regarde son verre, parfois son portable, je pense aux guerres, des types en tenue, le visage maculé de boue, des cicatrices sur les bras, sur la joue, des cicatrices sur l’arcade, prêts à tuer, prêts à violer, à prendre, à pénétrer, je regarde le bar, les clients qui vont et viennent et je pense aux massacres perpétrés, les tranchées, un escadron qui rentre dans un village, qui vide les maisons, il faut faire place nette, il faut nettoyer.
Et je me souviens, adolescent avec Jérôme en cours de math, de la manière dont on parlait de cette fille qu’on trouvait moche, qu’on imaginait avec dégoût baiser avec elle, qu’il disait beurk en grimaçant, une grimace qui me faisait rire et je pensais sans le dire que baiser avec elle ce serait mieux que rien, et je ne sais pas ce qui était le pire entre ses grimaces et mes pensées. Je me demande ce qu’elle est devenue et je me demande pourquoi je me demande ça.
Et je me souviens des vestiaires des cours de sport, de ceux qui ressemblaient déjà à des hommes, les corps développés, l’odeur de sueur qui commençait à devenir une odeur masculine, les rires, et la façon dont je me mettais torse nu en leur tournant le dos et comment on me tapait dessus au collège parce que je ne faisais pas le poids, trop intello pour certains, trop pédale pour d’autres, c’est ce qu’on me disait et comment je tapais en retour sur d’autres, plus faibles, plus chétifs en les insultant, en me moquant d’eux.
Elle me dit qu’elle sort fumer, je la suis, on s’écarte pour nous laisser passer, des bouts de conversations se chevauchent. Tu as vu ce foulard que je me suis acheté aujourd’hui. Et là ce con il me dit qu’il n’a rien compris à ce que je lui racontais alors que. Un truc qui passait à la télé mais ce n’était pas très. Des rires. Tu as de la chance d’aller à Barcelone, moi, j’aimerais y aller, ça fait un bail que je n’ai pas bouger, mais. Depuis le temps que j’essaie d’arrêter, ce serait bien si j’y arrivais mis un débardeur qui laissait apparaître chez le garagiste ça m’a n’importe quoi tu racontes vraiment n’importe quoi t’es trop con un putain de concert ça dansait tord l’estomac j’ai dû manger trop ha ha ha.
Toutes ces bouches qui se déforment, ces voix qui se transforment en miaulements, en rugissements, ça postillonne, ça s’envoie des miasmes, ça boit, ça hurle.
Il faudrait arriver à ne plus rien percevoir, à faire abstraction, à s’abstraire.
Elle me devance sans faire attention aux gens amassés autour, je regarde sa nuque dégagée, son dos qui se devine sous son tee-shirt blanc, je regarde ses fesses, je l’imagine nue, elle se retourne et me dit de venir me coucher à côté d’elle, elle me tend la main pour m’emmener dans son lit immaculé, un halo entoure son corps.
Dehors il fait froid, elle enfile sa veste, quelques fumeurs trépignent en regrettant les temps où l’on pouvait fumer à l’intérieur, un clochard passe avec un caddie, deux amoureux s’embrassent, une voiture de police fait sa ronde.
Elle m’offre une cigarette, se tape dans les mains en disant que putain, ça caille et elle me parle de son travail, que c’était dur aujourd’hui, qu’elle est contente parce qu’après demain ce sera le week-end et qu’elle va pouvoir se reposer, je lui demande pourquoi c’était dur, elle me dit que bah, le travail, c’est toujours chiant. Puis nous ne disons rien, puis elle me regarde en souriant, je ne sais pas pourquoi.
Je lui propose de retourner à l’intérieur, parce qu’il fait trop froid et que j’ai envie de pisser.
Elle me dit qu’elle va commander une autre bière, elle me demande si j’en veux une.
Je ferme la porte des toilettes, la musique est moins forte, ça me fait du bien.
Je commence à pisser. Me parviennent des voix, un homme parle de sa nuit avec une blonde qu’il a rencontrée. Je me bouche les oreilles, je lâche mon sexe, ça gicle de partout. Sur le mur en face, des inscriptions écrites au feutre parlent de sexe en mots orduriers, une bite est dessinée. Je me concentre sur la cuvette, juste pisser, mon sexe mou, du sang qui en sort, des flots qui rougissent la cuvette, du sang qui déborde, forme des flaques sous mes pieds, éclabousse les murs, de quoi se perdre, de quoi se noyer.
Tirer la chasse, vouloir être aspiré. Je pourrais me donner des coups de poing, je me lave les mains, regarde le miroir, mon visage recouvert de poils, mes yeux rouges, mes babines, mes crocs. Je me rince le visage qui reprend forme normale, je ne sais pas si ce que je vois est plus rassurant, un visage fin, des yeux marrons, c’est juste un masque, juste de la cire mais je sens que ça boue dessous, que mes joues lisses ne sont pas réelles, que la peau qui recouvre mes os est un artefact.
Je suis un gentil garçon, je sais faire bonne figure. À l’intérieur c’est en vrac.
Ça frappe à la porte, je pourrais ouvrir, attraper la personne pour l’enfermer dans les chiottes, lui exploser la gueule contre le mur, le mettre à poil puis la tête dans la cuvette, vas-y avale ! l’important est de participer.
Je tremble. Je ne peux pas sortir comme ça. Ne pense pas ! Ne ressens pas ! Je me souviens, j’avais moins de dix ans, quelqu’un avait dit pendant la récréation que si on buvait son pipi, on se transformait en fille, je ne l’ai jamais fait, je savais bien que ce n’était pas vrai mais ça me troublait, on disait plein de choses sur les filles, on avait plein de théories, d’histoires à raconter, ça me semblait abstrait, je me regardais dans la grande glace du salon quand personne n’était là, je me mettais nu, je glissais mon sexe entre mes cuisses pour le cacher, je me disais que c’est ça une fille à poil, je me disais que je ressemblerais à ça si j’en étais une, je me demandais ce que ça ferait, je savais bien que c’était plus compliqué, qu’une fille, ce n’était pas seulement ça, qu’on m’avait dit qu’elles avaient un creux, un trou, une fente et d’autres choses mais je ne comprenais pas bien où et comment.
Je sors, rien n’a changé. Des fauves sont postés dans tous les coins, à l’affût. Je les évite, de toute façon, ils ne s’intéressent pas à moi, ma poitrine doit être trop plate.
Elle discute avec un homme brun, chemise à carreaux, chaîne en argent autour du cou, il s’en va, je reprends ma place, je lui demande qui c’était ce type, elle me répond que c’était rien, juste un connard qui tentait sa chance, que les mecs dans ce bar sont un peu chiants, que ça la gonfle. Je lui dis que c’est la guerre, les charniers, que tout s’insinue partout entre les interstices. Elle ne comprend pas, ne cherche pas à comprendre, boit une longue gorgée, elle me demande si ça va, dit que j’ai une tête bizarre, je réponds que ce doit être l’alcool, les liquides, la lumière, le bruit et tous ces gens qui n’arrêtent pas de parler.
Elle me dit que j’ai raison, qu’on devrait aller ailleurs. Je ne sais pas ce qu’elle entend par ailleurs.
Elle prend ma main, contact, brûlure, me dit qu’allez viens on se casse.
Et je voudrais lui dire que je n’y arriverai pas, qu’il y a trop de sang sur mes mains, qu’il y a du sang qui sèche sur ma bite, qu’il y a trop d’hématomes imprimés sur mes phalanges. Un aller retour, une claque, un coup de poing. Lui dire que je suis trop sale pour la toucher, mes griffes sont trop acérées pour la caresser.
Je lui dis que c’est peut-être mieux si je rentre chez moi, que ce serait mieux comme ça, qu’on arrête là, que je suis juste incapable d’aller plus loin.
Et elle me demande ce qui me fait peur, elle me dit que je me pose trop de questions, qu’elle pensait que moi aussi j’avais envie de continuer ma soirée avec elle. Chez elle ou chez moi.
Je voudrais lui expliquer pourquoi ce n’est pas possible, que c’est trop compliqué, je bafouille quelques mots sur la violence du monde, sur le fait d’être d’un certain côté de la barrière, elle n’a rien compris, me demande de répéter, le type à la chaîne en argent fume une cigarette, il nous regarde, il s’approche, la main dans la poche, il lui dit qu’elle a eu tord de se refuser à lui, il lui parle comme si je n’étais pas là, elle l’envoie chier, lui dit d’aller se faire foutre, il bombe le torse, gueule qu’on ne lui parle pas comme ça, qu’il ne permet pas qu’on lui parle comme ça, qu’il ne va pas se laisser insulter par une petite pute. Je suis tétanisé, je ne sais pas si je suis censé m’interposer pour essayer de calmer le jeu, si mon devoir est de lui foutre mon poing dans la gueule, mon devoir de quoi déjà ? Je sais juste que si ça se transforme en bagarre, je vais me faire rétamer.
Ils sont tout près l’un de l’autre, il faut que je fasse quelque chose, ce serait bien que j’agisse, il lance sa main pour lui mettre une claque, elle recule, rapide, elle évite le coup d’un mouvement souple, il paraît surpris. Elle envoie son coude dans le menton du type, dans le même temps, son genou se soulève, il y a une sorte de silence, un truc épais, un cri, il est au sol, replié, en boule, ridicule, il a les mains serrées sur ses couilles, un de ses amis, un petit qui vient de perdre son sourire crétin se penche pour lui demander s’il va bien.
Elle se retourne vers moi, me prend par le bras, on s’éloigne. Elle semble à peine nerveuse, elle me demande.
– Excuse-moi ! Tu disais ?




Maxime et Lætitia

Maxime me demande s’il peut acheter une glace, je lui réponds que ce n’est pas la saison alors il n’est pas content, il me fait la gueule, s’il croit que ça marche, s’il croit que je vais céder, il change de stratégie, s’il te plait papa, s’il te plait papa, avec un regard qui se veut attendrissant. A un moment tout ça m’aurait amusé, ou touché, ou énervé, ou je ne sais pas, disons qu’à un moment j’y aurais accordé de l’importance. Aujourd’hui cela m’indiffère, qu’il soit content ou non, qu’il m’en veuille ou non. Encore deux heures et sa mère passe le chercher.
Il monte les escaliers en courant, pressé d’en finir de cette corvée de me voir toutes les deux semaines. Je le comprends, je ne me supporte pas non plus. Il attend dans le canapé, je pourrais l’occuper, trouver quelque chose qui l’intéresserait, j’allume la télé, je vais m’ouvrir une bière.
Qui a dit déjà que je ne ferai jamais rien de ma vie. Ma mère ? Un prof ? Quelqu’un d’autre ? Je ne sais plus très bien, et je n’ai jamais compris précisément ce que signifiait faire quelque chose de sa vie. Il doit y avoir une raison, les choses doivent avoir un sens, enfin il me semble que les choses devraient essayer d’avoir un sens, ou un autre sens, ou quelque chose, enfin les choses devraient être autre chose, ou pourraient peut-être parfois, ou peut-être pas finalement.
Ça sonne. J’ouvre la porte. Lætitia.
– Comment ça va ? Tu n’as pas l’air en forme…
– En forme de quoi ?
– Tu me fatigues !
Tu n’en pouvais plus de moi, c’est normal, tu as lutté à en être épuisée, à essayer de croire que les choses finiraient par changer, les choses ne changent pas, ou très peu, ou alors en se détériorant ou alors je ne sais pas. Elle m’aime bien, elle continue de bien m’aimer, même si c’était trop difficile, même si elle m’en a voulu, m’en veut sûrement encore de ne pas être ce que j’aurais peut-être pu être si les choses furent différentes, je l’aime bien aussi, je ne lui en veux de rien, je crois même que je ressens une sorte de reconnaissance envers elle, quelque chose d’oblique, d’étrange. Peut-être un sentiment. Ou peut-être un truc un peu animal, quelque chose qu’on trouve chez les chiens, un instinct, une idée de survie, un attachement, je ne bave pas encore pourtant, peut-être qu’on trouve ça chez d’autres animaux, je ne sais pas ce qu’éprouvent les chats, je n’ai jamais compris les chats, ce ne sont pas des animaux comme moi, ou alors peut-être si justement, même si l’idée même d’indépendance ne fait pas vraiment sens pour moi, indépendant à quoi ?
Je finis ma bière pendant que Lætitia récupère les affaires de Maxime, veste, jouets, doudou. Ses épaules sont basses, ses épaules sont lourdes, peut-être que cela aurait été différent si tu avais pu dire certaines choses, ou me les faire comprendre, ou peut-être que c’est moi, j’aurais dû essayer de te dire certaines choses, des idées qui me passaient mais que je ne pouvais pas te dire vu que justement ces idées ne duraient pas plus longtemps qu’un instant et que si je te les avais dit, à cet instant là, c’eût été trop tard, mais peut-être pas, peut-être que j’ai eu tort, j’ai sûrement eu tort à de nombreux moments, instants, vu que ces choses là se répétaient même si elles n’étaient pas stables ou tangibles, enfin je n’arrivais pas à les saisir donc comment aurais-je pu te les dire ? Mais j’aurais dû essayer, essayer de te les dire, de te les suggérer, de te les faire comprendre d’une façon ou d’une autre, même si je ne vois pas bien comment, enfin essayer quelquefois, peut-être que les choses auraient été différentes si tu avais pu percevoir ne serait-ce que, mais peut-être que les choses auraient été pires. Je ne saurais pas, je ne pourrais jamais savoir.
Peut-être que toi tu sais, que tu as des réponses, ou peut-être que tu ne poses pas toutes ces questions, ou peut-être as-tu renoncé à te les poser, je ne saurais te donner tort de t’épargner ces questionnements, même si de refuser de répondre à ces questions ne peut que te maintenir dans un état indistinct, dans quelque chose qui serait de l’ordre du liquide, de la non structure, mais peut-être que cela te plait d’être ainsi, de ne pas chercher ce qui te contient, ou ce qui me contient, ou ce qui nous a contenu, un temps, en tant que couple, même si je ne suis pas sûr que nous ayons été un couple, tout juste un assemblage, pourtant je peux affirmer qu’il s’est passé quelque chose à un moment, peut-être à un moment très court, entre toi et moi, mais je ne suis pas sûr que là maintenant aujourd’hui face à toi qui regarde si tu n’as rien oublié chez moi, je ne suis pas sûr d’avoir le droit d’affirmer quoi que ce soit de définitif, pourtant il a bien fallu qu’existe ce moment, sinon ça n’aurait pas de sens.
Tu pourrais me dire ce qu’était ce moment, mais c’est trop tard, même si tu m’expliquais les choses aujourd’hui, si tu m’expliquais tout ce que j’aurais pu ou dû comprendre à une époque, à cette époque là où tout était tellement, si tu me le disais maintenant, à cet instant, je ne crois pas que ça puisse changer quoi que ce soit, ce n’est plus le moment, ce ne sera plus jamais le moment, et tu as changé, tu as fait d’autres choses, d’autres choix, suivi d’autres voies, je ne peux pas t’en vouloir, de suivre une voie plus simple, une voie plus reposante, même si tu me sembles fatiguée, plus fatiguée que tu ne devrais l’être en vivant loin de moi. Peut-être que ce n’est pas seulement dû à moi, que cela fait partie d’un ensemble.
Lætitia dit à Maxime de me dire au revoir, il se retourne et me fait un signe de la main, un mouvement inabouti, et dans son regard un début de panique, je ne sais pas si c’est de me voir ainsi, ou de ne plus me voir, ou plutôt je pense la peur de devoir revenir me voir, revivre tout ça, en même temps il me semble percevoir aussi une chose de l’ordre de la tristesse, pourtant tu attends quoi de moi, tu penses réellement que je pourrais être différent, je n’ai jamais été différent, j’ai toujours été ainsi, aussi loin que, enfin peut-être que je me trompe, ma mémoire est parfois percluse de choses, ça fait des espaces, des ombres, je ne sais pas comment j’étais avant, avant quoi déjà, à un moment il a bien fallu que j’y crois, que je crois à tout ça, à la possibilité de construire quelque chose, ou alors c’était une absence, une chose s’est passée.
Vous attendez l’ascenseur, peut-être vous devriez prendre l’escalier, cet ascenseur n’est pas sûr, n’a jamais été sûr, j’hésite toujours à le prendre, parfois ça me met dans un état de doute très douloureux et je finis par monter dedans avec la peur de disparaître, alors que ce serait peut-être ça la solution, une solution possible en tout cas, disparaître, je pourrais les prévenir du risque, mais ils croiraient encore que je m’inquiète pour rien, ils s’inquiéteraient de mon inquiétude, et s’il n’y a une chose que je ne veux pas, c’est qu’ils s’inquiètent pour moi, il n’y a pas de raison.
Je devrais peut-être les retenir, leur dire de rester un peu, mais c’est perdu d’avance, j’aurais l’air ridicule, ce ne sont pas les règles, c’est déjà bien de sa part qu’elle accepte de me voir, de me confier Maxime, malgré. Malgré toute cette merde, tous ces trucs qui se bouchent sans cesse. Je devrais peut-être les retenir ou je pourrais les forcer à rester chez moi, je pourrais les terroriser, les attacher, leur faire du mal, tout ce mal qui s’enroule, qui fait des sortes de nœud, des plis, mais ce ne serait pas un juste retour des choses, pourtant ce serait un bon moyen d’en finir, me débarrasser d’eux, puis me débarrasser de moi, me sortir de l’ensemble, accepter la disparition, être avalé par un ascenseur, mais ils ne méritent pas ça, vous ne méritez pas ça. Vous avez toujours été gentils avec moi. Plus gentils que.
La paroi de l’ascenseur se referme. J’écoute la machinerie, les grincements, comme tout se met en mouvement, comme tout peut se mettre en mouvement parfois, mon cœur accélère, j’ai peur, j’entends quelques étages plus bas que les parois s’ouvrent, j’entends Maxime murmurer des choses à l’oreille de Lætitia, des choses qu’il ne me murmure pas, que personne ne me murmure depuis tellement longtemps, depuis que. Je ne me suis jamais senti aussi seul que maintenant, à cet instant là, devant chez moi à attendre, et j’ai beau chercher, réfléchir, je n’ai personne, absolument personne, à qui le dire.




La ruche

La demi-heure de retard habituelle, la salle est à moitié pleine, les mêmes gens que d’habitude, rien de nouveau. On ne cesse de vouloir la révolution mais notre monde tourne en rond. Je voudrais qu’il se passe quelque chose, alors je bois, j’en suis à ma cinquième bière et le concert n’a pas encore commencé. Tout le monde est collé au bar en attendant. Je m’éloigne avant d’être écrasée.
Un barbu empoigne la guitare, un grand sec prend le micro. Et c’est parti ! Du post-punk industriel, enfin c’est ce qui était marqué sur l’affiche, je ne vois pas la différence avec le groupe d’émo-hard-core vu la semaine dernière mais je ne dois rien y comprendre.
Je suis légèrement larguée.
Adossée à un mur gris sale, je suis loin de la scène, du côté de la sortie. On ne me parle pas, ça fait longtemps qu’on ne me parle plus dans le milieu, trop décalée, ou plutôt pas décalée comme il faut, je suis dans le mauvais angle, je suis surtout trop sympa, trop gentille, trop conne tu veux dire ! le cynisme est, ici aussi, une valeur en hausse.
Je fume une clope, c’est l’avantage des squats, on peut encore y fumer.
Ça danse mollement, ha ils sont loin les pogos hargneux de notre adolescence, ça me fait rire de penser ça. Je ris. On me regarde, on pense, putain encore l’autre allumée. Font chier.
Bière. Merde mes bas sont effilés, plusieurs lignes de peau apparaissent, je ne sais pas à quoi je ressemble, je dois faire peur, avec ma jupe courte et mes vieilles Docs.
La musique me gonfle, je vais dans le vestibule, un type assis sur une marche, la tête entre les genoux, un chien à ses pieds.
Bonjour le chien, bonjour le type, ils ne me répondent pas, ils doivent dormir, ou peut-être que le type est mort, non, son chien hurlerait, ou tournerait autour, j’ai vu ça dans un film. Peut-être que je devrais avoir un chien. Un basset teigneux, j’aurais la classe avec, et plus personne ne m’emmerderait. En même temps, plus personne ne m’emmerde, on m’ignore c’est tout.
Pourquoi je reste ici ? Pourquoi je traîne ainsi ? Pourquoi je reste ici ? Pourquoi je traîne ainsi ?
Je m’assois à côté du type, mes fesses sur la pierre froide. Le chien grogne mais n’insiste pas, il voit lui aussi que je ne suis pas dangereuse. Je me demande si le type va finir par vomir.
J’étais la reine, la magnifique, et voilà ma déchéance, ma belle et longue déchéance, ce n’est pas la drogue, l’alcool qui m’ont fait me vautrer, c’est juste l’ennui, l’ennui fondamental, tout glisse, tout devient tellement vite pareil, la révolte, la séduction, les gens, le sexe, le mouvement, même le mouvement ne devient vite rien d’autre qu’un truc inutile pour te faire croire que tu es en vie. Torche ton cul ! Ça fait combien de temps que je suis à la masse ? le mouvement m’a dépassée, me voilà sur le bord, envoyée valdinguer par la force centrifuge, la grande centrifugeuse, j’en ai encore la tête qui tourne, je fais pitié.
Je caresse la tête du chien, il montre ses dents sans conviction. Allez mords-moi ! Il renifle ma main, et pose son museau sur ses pattes. Pathétique.
Je ne vais pas m’éterniser.
Je sors. Un peu d’air, trois ados en jean discutent une bière à la main. Personne ne jette un regard vers moi, je me roule une cigarette, m’approche du groupe, quelqu’un aurait du feu ? Un petit roux dans un pull étriqué me tend son briquet sans tourner la tête. Je leur demande qu’est-ce qu’ils se racontent, s’ils ont des trucs passionnants à dire, ils ne répondent pas. Peut-être que je ne parle pas assez fort. Qu’ils aillent se faire foutre ! Qu’ils aillent se faire foutre bien profond !
Je n’ai pas besoin d’eux.
La ville est là, toute entière, comme fermée.
J’allume ma cigarette. Je garde le briquet, ça sera toujours ça de gagné. Et le petit con n’osera pas me le demander de toute façon.
Je retourne dans la salle, ça cogne fort.
Putain, il n’y a pas d’ambiance, pourtant le guitariste tête baissée met tous ses muscles en tension, le chanteur hurle, se plie, se déplie, agite ses bras, lève le poing, dans le public ça remue vaguement la tête, ça applaudit après chaque morceau, très propre, très sage, la norme de la marge, se montrer concerné, ne pas déborder, toujours faire comme si on en avait vu d’autres, comme si on avait vu mieux ailleurs, seule la posture compte pour ces morts vivants, j’avance, heurte une nana au nez percé, passe devant un grand au tee-shirt déchiré, je m’approche des enceintes. Le groupe attaque un nouveau morceau, brutal, efficace, c’est pas si mal en fait, je me balance au rythme de la batterie, je suis la seule à danser alors je bouscule, un cercle se fait autour de moi, on reste à distance respectable, on ne veut rien avoir à faire avec moi, ne pas me toucher des fois que je serais malade, que mes germes seraient corrosifs, vous avez peur, vous croyez que des pustules vont vous recouvrir ? que vous aussi, vous serez damnés ?
Un silence, je gueule « du punk ! du punk ! », j’entends vos rires moqueurs au loin. Vous voulez voir jusqu’où je suis capable d’aller ?
Je me roule une cigarette, je reste debout, immobile. Ça ne peut pas continuer. Ça ne peut pas continuer.
Je jette ma cigarette avec rage. Je monte sur scène, à côté du chanteur qui semble s’en foutre, au moins lui n’a rien contre moi, vous voulez ma peau, vous voulez me dévorer, je montre mon ventre, ça ne fait plus rêver, oui je sais, pourtant j’en ai baisé des mecs, des nanas après ce genre de soirée, vous voulez voir ma chatte ? Vous n’étiez pas si regardant avant… un des organisateurs me pose la main sur l’épaule, avec gentillesse, me demande si je peux me calmer, mais putain avale la ta gentillesse, bourre-toi en, mais surtout, s’il te plait, ne la crache pas sur moi, ton sourire qui se veut sympathique, bienveillant me débecte, tu veux que je te fasse une pipe ? Une petite pipe ? Est-ce que je viens de parler, je ne sais pas…Toujours sa main sur mon épaule pour m’emmener plus loin, pour que l’ordre revienne. Il faut savoir s’amuser, il faut savoir être rebelle mais dans les clous. Connard !
Pas un pour venir me voir, pas un pour me comprendre. C’était mon monde, vous étiez mes esclaves. Est-ce que je parle ? A qui je parle ?
La force centrifuge m’a renvoyée dans l’entrée, en quarantaine avec l’autre type de plus en plus recroquevillé et son chien qui s’est habitué à moi.
Une porte graffitée, d’après mon souvenir, il y a des salles de réunions au premier. La porte est ouverte, les imprudents ! je monte l’escalier poussiéreux. Couloir. Le débarras, un ampli, des cartons, tout un merdier, ils pourraient ranger un peu plus souvent, ces branleurs, un poêle à pétrole, s’il y a un poêle, il doit y avoir du pétrole pas loin, mon esprit est encore clair…
Vous vous êtes bien foutus de ma gueule, vous m’avez utilisée, sucée, aspirée, bien mâchée, recrachée, mes morceaux ne se sont jamais recollés, et maintenant… Vous croyez vraiment que je vais me laisser faire ? Vous croyez que vous pouvez ainsi abuser de moi ? Je ne suis pas votre jouet ! Je ne suis pas votre petite poupée !
Putain, c’est quoi ce tas de tract, manif contre la répression, blabla, État policier, j’y étais à cette manif, répression mon cul ! des affiches, deux chaises empilées, une table pliable, là derrière, un bidon blanc, il est lourd, je le débouche, je sens cette bonne odeur de pétrole.
La batterie fait trembler le plancher, il fait sombre, je suis seule. Je verse, un peu ici, un peu là, au grès de mon humeur, je roule une affiche, j’en brûle le bout et la lance au fond de la pièce. Je ferme la porte derrière moi, je descends l’escalier, d’un pas que je voudrais calme. Je sors.
Je traverse la rue, m’assois sur le trottoir. Mon cœur bat comme ça fait longtemps qu’il n’a pas battu. J’attends. D’ici j’entends encore la musique, ils ne s’arrêtent pas de jouer. S’ils savaient…
De la fumée commence à s’échapper du premier étage. C’est facile à cramer un squat, alors hein vive le feu ! vive le feu !
Je suis la reine, brûlez mes abeilles, mes sujets, brûlez, allez je vous aime quand même ! La musique cesse, les cris, mais c’est quoi ces cris, les gens qui s’expulsent, se vomissent du lieu en toussant, c’est quoi ce bruit qui se distord dans mes tympans ? Il est merdique ce feu d’artifice, putain de fin du monde ! ce n’est pas comme ça que je l’imaginais. Une nana sort les cheveux en feu, la peau rougie sous la sueur, cette peau que j’ai connue un soir, une peau très blanche, je m’en souviens, la fumée se fait épaisse et noire, le type de l’entrée est étendu dehors, son chien tourne autour, d’autres sont sûrement encore à l’intérieur, ça s’écrase, se marche dessus, tout le monde parait hagard… Je pleure, je vois les cris, j’entends les corps, je sens les odeurs, ça sent le napalm, ça sent la terreur, je pleure, je voudrais tout éteindre de mes larmes, inonder les flammes, mais je ne peux pas, je n’ai plus assez de larmes, j’ai déjà trop pleuré. Il n’y a plus rien en moi qu’une rivière asséchée.
La fête est finie depuis si longtemps.




Le ventre

Je contracte mes intestins. Putain, je ne vais pas tenir. Je mets une main sur mon ventre, si ça pouvait le calmer, l’endormir un temps, mais ça ne sert à rien. Je ne vais quand même pas chier dans mon pantalon, ce serait la honte de ma vie, je ne pourrais jamais m’en remettre. Les autres, ils vont me voir comme un putain de merdeux, les autres, ils ne vont plus arrêter de se foutre de ma gueule, même pire, ils ne me parleront plus, ne me regarderont plus.
Je me retiens, mon ventre gargouille. Putain ! les toilettes sont juste là, je n’ai que deux pas à faire, et je pourrais tout lâcher, me libérer. Mais je n’en ai pas le droit. Je dois rester à cette place. C’est ce qu’on m’a dit. Un ordre, pour la bonne marche de l’opération, pour que tout se passe bien. C’est important. Qu’ici je serais très utile.
Je sais que c’est du bidon, je ne suis pas si con.
Ils m’ont mis à un poste où je ne sers à rien, pour une première fois, histoire que je ne fasse pas tout merder. J’ai compris depuis le début. Depuis que j’ai vu la carte. Tu gardes l’entrée du bureau du directeur, surtout tu restes attentif, tu ne bouges pas, c’est primordial et là, maintenant dans ce bureau il n’y a personne, alors bon, que je sois là ou ailleurs.
Ça revient, putain comme ça me tord.
Je masse mon ventre dans le sens des aiguilles d’une montre, comme si ça pouvait empêcher l’évacuation. Je dandine d’une jambe l’autre, je ne vais pas tenir, je me sens près d’exploser… Et les chiottes dont la porte est entrouverte, je ne peux pas, ce ne serait pas sérieux, à moins que personne ne me voie, à moins que personne n’en sache rien. Je n’en peux plus, tout est liquide à l’intérieur, ça fait comme des vagues, une tempête. Juste deux minutes, ça me fera du bien.
L’opération devait être rapide, on rentre, hop, hop, on prend ce qu’il y a à prendre et on sort, mais ça s’est transformé en prise d’otage, ça peut durer longtemps maintenant. Trop longtemps pour moi, pour mon ventre.
Je regarde à droite, à gauche, personne, j’entends les autres parler dans la grande salle. Rien ne semble se passer. J’ai le temps. J’espère que j’ai le temps.
Je bouge aux chiottes, trois pas, ouvre la porte, un lavabo, un miroir, mon visage verdâtre, la sueur sur mon front, puis la porte des chiottes, je l’ouvre, la ferme, pose mon flingue, descends mon pantalon. La cuvette froide sous mes cuisses.
Et là ça dégage, ça fait du bien, toute l’angoisse qui descend d’un coup, qui glisse de mon cul, un vrai flot. Je m’allège.
Les autres, la bande, ils ne voulaient pas de moi au départ, trop jeune, inexpérimenté. Ça faisait un petit temps que je leur tournais autour, ils s’en rendaient bien compte, ils me regardaient m’agiter, amusés, et puis ils m’ont donné deux, trois trucs à faire, du shit à dealer, rien de très dangereux.
Maintenant j’ai pris du grade, et voilà que mon ventre fait des siennes, ils m’ont dit c’est normal que t’aies un peu peur, on est tous tendus dans ces cas-là, un peu de peur c’est important ça permet de rester éveillé, de ne pas faire de conneries, oui, j’ai dit, mais je pensais pas que ça me tordrait autant.
Je ne dois plus rien avoir à l’intérieur, ce sont mes tripes qui se barrent avec le reste, et puis mes intestins, il me reste que les os et la peau, ils peuvent me tirer dessus, si je n’ai plus d’organes je ne risque rien.
Dès que je crois que c’est bon, que je vais pouvoir reprendre ma garde, il en arrive encore, cette envie de chier, je n’ai jamais connu ça à ce point.
Ils m’ont dit, c’est un braquage, m’ont demandé si j’étais capable, ils m’ont donné une arme, à n’utiliser qu’en dernier recours, j’ai dit que je comprenais, que j’étais pas un taré, Franck, il m’a passé la main dans les cheveux, il m’a dit on sait que tu es un gars sérieux, c’est pour ça qu’on te fait confiance, s’ils savaient où je me trouve en ce moment, à chier ma mère en un torrent.
Ce geste c’était la première fois, j’avais plus l’habitude des baffes, des bouge toi de là, des qu’est-ce que tu fous encore à traîner, qu’est-ce ce que tu fous encore au milieu du couloir, les mots sympas, c’est rare, pourtant je fais ce que j’ai à faire, je suis juste un peu lent, un peu mou. La bande, c’est autre chose, faut voir les regards sur eux quand ils arrivent quelque part, Franck devant, et les autres comme un mur, toutes les filles, celles qui ne me voient pas, qui ne me parlent pas, elles les fixent, les admirent.
Moi le maigrichon, je faisais pas le poids, le chétif, pourtant j’en ai de la merde à l’intérieur… Depuis que Franck vient me taper dans la main, mon statut a changé, on me prend un peu plus en considération et là avec le braquage, ça ne peut que progresser, mon ascension sociale.
Ma famille, l’AS du lycée, ils désespéraient de moi, il est intelligent ce garçon, pourquoi il ne fait rien, pourquoi il ne veut pas, pas le gamin perturbant, non, celui au fond de la classe, qui ne dit rien, ne s’intéresse pas, il faut lui trouver quelque chose qui le motive, hein, qu’est-ce qui t’intéresse ? le dessin ? la musique ? le sport ? Je ne répondais pas. Je ne sais pas. Alors j’énervais, on me disait secoue toi, je ne bougeais pas, alors on me secouait.
Putain, il faut que je m’essuie.
Du bruit. Des vitres qui se brisent, l’impression que ça se brise dans ma tête. Des pas, des bottes, des détonations, ça résonne dans les chiottes, je me crispe, je tremble de partout, de l’acide remonte jusqu’à ma gorge. Impossible de démêler les sons qui me parviennent, des bruits de course, des cris, homme, femme, loin, près, je ne sais pas, je ne comprends rien et mon ventre qui se vide à nouveau, pas le moment, mais je ne peux pas sortir comme ça, les flics interviennent, le GIGN, le RAID, la DST, je ne sais qui. Des mecs qui gueulent, des ordres, je ne vais pas me faire arrêter pataugeant dans ma merde, me retrouver en taule tout puant, je ne veux pas. Je prends mon arme, relève les pieds pour qu’on ne me voie pas de l’extérieur.
Je m’essuie, le flingue sur mes cuisses, les genoux remontés, pas facile.
J’entends des pas, quelqu’un s’approche, tout près, quelqu’un juste là, ne plus respirer, faire taire mon ventre, juste être de la roche, juste être comme mort. Et puis il s’en va.
C’est perdu, on a foiré, ils doivent être tous étendus dans leur sang.
La réunion chez Pierre, tous autour de la table, la préparation, les cigarettes, les mains qui s’agitent, la concentration, tout semblait simple, tout devait être simple. Toi poste toi là. Ok. Pas de problème, je suis un garçon obéissant. Tout devait être tellement simple.
Les bruits se sont éloignés, ils sont à l’extérieur, tout l’attroupement, j’imagine, les badauds les journalistes, les ambulances pour les blessés. Tout le barnum. Toute l’agitation inutile. Pour une fois que je trouvais des gens qui s’intéressaient un minimum à moi, à ce que j’avais à l’intérieur, ils sont soit morts, soit menottés, en partance pour des années.
Je m’essuie, redeviens un garçon propre, le cul bien nettoyé.
Je tire la chasse.
Je sors des wc, pose mon arme sur le lavabo, je ne vais pas en avoir besoin, j’essuie la crosse, j’avance dans la salle, du verre de partout, du sang, mais personne au sol. La rapidité de l’intervention a dû surprendre tout le monde. Du bon boulot, il n’y a rien à dire.
Des voitures de police, gyrophares, des hommes déroulent une bande autour des lieux, je vois Franck, et les autres, menottés, entourés de flics.
Personne ne fait attention à moi, je retourne à la transparence, je suis l’homme invisible, je connais ce rôle. Arriver à ne rien laisser paraître à en devenir juste une fumée, quelque chose d’imperceptible, d’évanescent, laisser le monde glisser sur moi. Ne pas me toucher.
Je marche sur des morceaux de verre, enjambe un pot de fleur renversé, je m’approche de Franck, il me voit, de sa main, le plus discrètement possible, il me dit de me barrer, personne ne fait attention à moi, les flics s’affairent à contenir les journalistes, les cameramen, les curieux, à délimiter un périmètre de sécurité. Je vois bien Franck qui articule casse-toi, mais putain casse-toi, petits merdeux, tire-toi, je tends ma main vers lui, un flic me dit qu’est-ce que tu fous là, sors de là, casse-toi.
Ils m’attrapent par les épaules, emmenez-moi, emmenez-moi, laissez-moi partir avec eux. Ils me portent, me mènent hors de la scène.
Me voilà comme un con simple badaud, me voilà mêlé à la masse puante, devenir une part de la grande vomissure, de la chiasse universelle. Je redeviens une merde dans la multitude, je vois les voitures partir, les flashs, demain ils seront en première page.
Demain je ne serai pas un mot, pas une ligne. Je serai rien, juste un espace vide.




Décharné

Sale clébard, connard, barre-toi de mes pattes, casse-toi, ferme ta gueule, ferme ta grande gueule, vire, chien de la mort, allez avance, moins vite, sale bête, prends ça dans la gueule, pas la peine de geindre, hein, tu le méritais, chien de la mort, chien de putain, si t’arrêtes pas de gueuler tu vas en prendre une autre, tu me fais chier, arrête de me faire chier, chien de la mort.
Ça continue, ça continue.
Et les gémissements du chien qui n’a plus la force d’aboyer, les bruits de la laisse cinglant la peau et ceux mats des coups de pieds.
Cette voix qui retentit dans l’escalier, cette logorrhée granuleuse qui résonne dans mon studio et que la finesse des murs n’assourdit pas. Ce n’est pas la première fois, ça devient presque une habitude.
Moi, je prends les coups, dans le foie, dans la face, ça me secoue, je ne peux les éviter. Là, au ventre, un nœud se forme, un nœud bien serré.
Mes muscles se crispent, douleur de l’omoplate au bas du dos, une ligne de pierre.
De la sueur sur les paumes, sous les aisselles, une goutte coule de mon front sur l’arête de mon nez.
De l’acide remonte ma trachée, mes jambes s’amollissent, mes mains tremblent, putain ! Une crise d’angoisse ! Et plus de lexo dans mon armoire. Pas moyen d’abaisser la tension.
Je voudrais ne pas entendre, je mets mes mains sur mes oreilles, mais je ne peux rester ainsi, et ça traverse, je perçois encore cette putain de voix.
Je pourrais sortir. Changer de lieu, d’espace. Mais je ne sais où aller puis il va bien falloir revenir et pire, je risque de les croiser dans l’escalier.
Hier je sortais faire quelques courses et je les ai vus, lui, grand, bedonnant, massif, une grosse moustache, une respiration sourde, le pas syncopé et son chien comme un fantôme de chien, presque transparent, à se demander comment il tient sur ses pattes. Squelettique, le pelage irrégulier, des trous qui laissent apparaître la peau, la chair toute proche. Des cicatrices.
Putain !
Le chien me suppliait de ses yeux humides. Sûr qu’il préférerait mourir que de continuer à suivre son maître.
L’homme grogna quelque chose, je grognai en retour. Pas envie de dire bonjour, plutôt crever.
Je ne sais pas s’il se sent coupable. Je me poussai pour le laisser passer, et surtout pour que ce porc ne me frôle pas.
Je l’entendis tirer un grand coup sur la laisse, et allez viens connard. Son chien comme un cadavre.
Quand j’essaie de m’endormir, j’entends sa voix, elle reste là, en arrière fond, sans cesse, réminiscence d’autres voix, d’autres coups. Pan dans la gueule.
Lui doit dormir, ronflant, son chien allongé, profitant des quelques moments de repos, des quelques moments tranquilles, sans la pluie de claques, d’injures, etc. moi je ne dors pas, ou si peu, tard, une fois que mes nerfs me laissent en paix.
Des fois j’ai des.
Alors comme tu ne peux pas dormir tu te lèves, te roules jusqu’à la salle de bain, allumes le néon.
Tu te regardes dans le miroir. Tu relèves ton tee-shirt, ce vieux tee-shirt long que tu gardes pour dormir, passes le doigt sur tes côtes, surtout les flottantes, tous les os, il manque une légère couverture de chair. Ta peau est fine, elle ne te protège de rien.
Au moindre coup, ça peut crever la besace et le sang s’écoulerait, et tout le reste, les organes, la bile soutenue par un sac fragile. Ta peau est un vieux sac.
Tout semble tenir. Tu ne sais comment. A chaque fois tu es surpris que cela ne s’effondre pas. L’ensemble. Un petit tas. A même le sol.
Des fois tu as peur de te réveiller ainsi, une tache sur le sol du studio, un monceau de chair et d’os.
Une envie de vomir, c’est ton corps qui prend, c’est sûr, à force, il ne peut pas tout digérer, tout comprendre, ça fait tellement longtemps que tu l’as mis à l’écart, que tu le solidifiais pour être tranquille, une putain de carapace, merde, tu l’as construite, pour ne pas être touché, ton corps à l’étroit, et l’autre te transperce de toute part, tu sens bien qu’il faut que tu fasses quelque chose si tu ne veux pas exploser, perdre des morceaux, des années de labeur pour ne plus rien ressentir, vivre ta petite vie tranquille.
Vomis camarade, vomis ! Et retrouver ton immobilisme. Encore une crise, ce soir encore tu vas attendre le matin, la lumière du jour qui passera le velux, et là tu sentiras ton corps qui n’en pourra plus, vidé, proche de s’effondrer.
Ce n’est plus possible, ton cerveau part en vrille… pauvre petit.
Des fois tu t’allonges sur la moquette, les bras en croix, tu essaies de sentir le sol sous toi, imagines qu’il t’absorbe, la douce sensation de s’enfoncer, tenter d’oublier le monde extérieur, les autres, la merde, toute la merde.
L’autre se lève tôt pour sortir son chien, le matin son chien arrive encore à aboyer, peut-être qu’il pense à chaque fois que ce jour-là sera différent, que son maître va le laisser vivre, s’exciter un peu, qu’il pourra courir et poursuivre des pigeons, que ce jour-là son maître va lui caresser le flanc, lui donner un truc à manger, mais ce jour sera comme les autres, coup de pied dans le flanc, dans l’abdomen, coup sur la nuque, je ne sais pas, le chien n’aboie plus, il a compris.
Pourquoi le sort-il encore, il devrait le laisser crever dans son coin, il taperait sur quelqu’un d’autre, peut-être qu’il tapait sur sa femme à une époque, ou sur ses enfants, peut-être qu’on lui a tapé dessus.
Tu somnoles lorsqu’ils reviennent, le même bordel sans cesse, tu penses quelques secondes que tu pourrais déménager, tu y penses souvent mais tu ne peux bouger, tu es trop lâche, trop bloqué dans ta petite vie, ça demanderait tellement d’effort, tu pourrais aussi te faire héberger un temps chez un ami, mais il faudrait appeler, et puis tu es tellement à bout, au bout de tout, tu ne peux quand même pas te montrer comme ça, tes amis doivent penser que tu vas bien, ou en tout cas pas si mal, enfin comme tout le monde, quoi !, tu ne vas pas déranger, ce n’est pas ton genre, te plaindre un peu, oui, histoire de parler, mais dire ça ne va pas, je n’en peux plus, je peux me reposer chez vous, ça t’est impossible. Expliquer cette histoire de chien, tu vas paraître ridicule et tu les entends déjà dire que tu n’as qu’à porter plainte, faire quelque chose, une pétition des différents locataires, te dire que tu ne dois pas être le seul à penser la même chose. Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre, ils ne savent pas qu’il n’existe aucune solution ?
Pour eux, pour les gens en général, ça parait toujours simple.
Un bruit fait trembler le sol. Avec quoi il tape son chien maintenant ? Comme si des étagères s’écroulaient l’une après l’autre, putain qu’est-ce qu’il fout ? Il faut que tu ailles voir. Merde. Il faut que ça s’arrête, que tout ça s’arrête, ce bruit. Il doit bien y avoir un moyen de l’éteindre.
Alors tu fouilles dans ton armoire, nerveusement, comme si ta vie en dépendait, il faut que ça s’arrête, c’est tout, tu trouves ta caisse à outil dont tu ne t’es jamais servi.
Tu trouves un marteau, tu le soupèses, avec ça tu peux avoir une bonne frappe.
Tu sors, laisses la porte ouverte, quelle importance, monte l’escalier, l’excitation te déborde, porte tes jambes, emmène tes pas.
Te voilà devant sa porte. Sa voix est plus proche, tu peux presque la toucher, la prendre dans ta main, tu sais l’homme tout prêt. Tu l’entends maugréer. Connard de chien, connard de chien, connard de chien.
Tu sonnes. Ta respiration est rapide, ton cœur pourrait exploser ton torse, l’homme ouvre, se tient au chambranle, marmonne, ouais c’est pourquoi ? Le chien est au fond du couloir, peu concerné. Tu mets le pied dans l’entrebâillement. Tu lui dis qu’il faut que tu lui parles, qu’il doit cesser de battre son chien, que ça ne peut plus continuer comme ça, que c’est pas possible, merde, ça peut pas se faire de taper son chien comme ça, quel est l’intérêt d’en avoir un, qu’il a qu’à acheter un punching-ball, putain, quoi c’est vrai, merde, que ça ne peut plus durer, que tu n’en dors plus, que tu en marres de ce connard, que tu en as jusque là de l’entendre gueuler à longueur de journées, et à longueur de semaines, de mois, d’années,  putain, qu’il faut qu’il comprenne que ça n’est plus possible, ça non, que tu n’en peux plus de sa voix puante et de sa gueule de gros con.
Et puis tu respires, tu n’as pas pris le temps. Tu as dis tout ça d’un trait, ça épuise.
Et l’autre te regarde, incrédule, puis il pouffe. C’est mon chien j’en fais ce que je veux.
Putain il ne se rend vraiment pas compte. Il ne te connaît pas. Il ne voit pas le marteau.
Il ne faut pas. Juste un mouvement du bras, ce marteau n’est pas si lourd, l’autre ne bouge pas, le métal touche son crâne, peu d’effet, tu tapes à nouveau, plus fort, du sang gicle, il porte la main à son front, du sang entre ses doigts, il parait à peine surpris, comme si ça ne pouvait pas lui arriver à lui. Et tu ne te retiens plus, tu frappes, ça craque, le crâne s’ouvre, des morceaux d’os, de cervelles, le chien ne bouge pas, il n’a pas eu le temps, il ne semble pas comprendre, pourtant c’est à sa putain de libération qu’il assiste.
Le type tombe d’un coup sur le dos, les bras tendus, une partie du crâne en charpie, du sang s’en échappe. Le chien te regarde, les yeux mouillés, la gueule entrouverte.
Allez viens que je te prenne dans mes bras, mon petit toutou, viens me faire des léchouilles, approche-toi que je te caresse le dos, que je te frotte les oreilles, que je fasse des petites tapes amicales, comme font les autres, tous les maîtres qui aiment leur chien. Et là d’un coup il se jette sur moi, d’un mouvement brusque dont je ne le croyais pas capable, je recule, il me grogne après, montre ses crocs, puis il se met à aboyer ce crétin, il va finir par me mordre, il se jette à nouveau pour me chopper, j’évite sa mâchoire, il attrape une de mes manches, alors je frappe à nouveau, il faut bien.
C’est rapide il n’a plus beaucoup de résistance. Pas de force. Il chancelle et s’effondre sur son maître, le con. Tous les animaux sont des cons. Je l’ai toujours pensé.
Un goût amer, mes fringues trempées de transpiration, je ne sais pas comment je fais pour tenir sur mes jambes.
Je retourne chez moi. J’ai du sang partout, je me lave les mains, longtemps, me perds dans l’eau rouge. Je sors de la salle de bain. Je regarde par la fenêtre. Le ciel est triste.
Je m’assois dans le canapé, il fait sombre dans mon appartement, j’attends la nuit.
Tout ça n’a définitivement aucun sens. Le bruit est toujours là, bien là, un petit nodule au-dessus de la nuque. Incrusté. Un bruit irradiant.
Je le sais. Le bruit ne me quittera pas.




Je te préfère ainsi

Cette rue, nous y passions souvent, elle est plutôt isolée, calme, de rares voitures la traversent, Bénédicte aimait s’arrêter devant la vitrine d’un antiquaire, regarder les vieux meubles, je continuais à marcher, ne la voyais plus à mes côtés, faisais demi-tour, la rejoignais, elle tournait sa tête pour chercher mes lèvres, je me souviens du reflet de nos deux corps, sa main derrière ma nuque. Je pourrais prendre un détour, ne plus venir par ici. Éviter.
Je pourrais mais on ne choisit jamais, on se laisse guider, comment faire autrement ?
Une fille joue à la marelle sur une placette en contrebas, des pigeons tournent autour d’un banc. Je passe à la boulangerie, oui, une baguette et un croissant, s’il vous plait, la vendeuse dit quelque chose que je ne comprends pas, je paie, je m’en vais.
La terrasse du bar est vide, un léger vent froid en est la cause, je m’y installe, emmitouflé dans mon vieux manteau, je lis une revue, j’essaie, les mots ne se détachent pas les uns des autres, les lettres emmêlées forment un bloc, une ombre noire, je fais un effort pour me concentrer, je n’y arrive pas, je n’extrais rien, ne trouve pas de coupures, il faudrait trancher, je suis trop fatigué pour cela. Je pose ma revue, regarde les passants qui marchent d’un pas rapide, ils semblent avoir tous le même manteau, le même jean, à quelques nuances prés, des hommes, des femmes, puis des vieux, groupés, soudés, en voyage organisé observent les murs, les magasins, comme s’il y avait des choses à visiter dans le coin, juste des façades décrépites, des fenêtres murées, peut-être m’observent-ils, assis, recroquevillé sur ma chaise comme un animal craintif.
C’était plus amusant de regarder les passants avec Paul, il savait faire des commentaires acerbes. Il venait s’asseoir à côté de moi, prendre un café après le boulot. Il avait une façon très étrange de fumer une cigarette, il n’arrêtait pas de la faire changer de main, tout en parlant, je n’ai jamais connu quelqu’un d’autre fumant ainsi. Il parlait peu mais quand il se lançait, les mots s’emballaient, se heurtaient et finissaient par former des phrases bancales mais qui touchaient juste.
Comme Bénédicte, il est mort depuis quelques années. Il me manque. Lorsque mon esprit dérapait, s’embrouillait, il m’écoutait, savait me réorienter. Oui, je veux bien un café, merci, oui je suis encore perdu dans mes pensées, je veux bien un verre d’eau avec, s’il te plait, oui, il faut être courageux pour rester dehors par ce temps, oui ou très con.
Je me roule une cigarette. Le froid pénètre mes chaussures, enveloppe mes pieds. Claude, le serveur, revient.
Paul ne mettait jamais de sucre dans son café, il trouvait que c’était une sorte de trahison, qu’il y avait d’un côté ceux qui faisaient face à la dureté du monde, et ceux qui devaient tenter de l’adoucir, une théorie à la con, une théorie de fin de soirée alcoolisée, je mets toujours un sucre dans mon café.
Je vais payer, Claude me parle de choses et d’autres, des propos incohérents, je bouge ma tête comme si je comprenais ce qu’il raconte, quelques clients, le nez ou les yeux rougis, regardent en notre direction. Je souris. Je sors.
Il faut continuer à marcher. Je vis entouré de morts, je ne sais pas d’où ça vient, la malchance, Bénédicte, Paul, et d’autres encore, Mourad, un accident de voiture, Laura, une longue maladie, Clotilde, mon amour d’adolescence, un suicide aux barbituriques, tout autour de moi, une hécatombe. Une image, Clotilde et Jérémie, au bord de la rivière, des rires, Marc faisait des ricochets, et elle qui s’allonge, elle qui.
Le deuil, savoir faire le deuil, c’est ce qu’on me dit, c’est ce que tout le monde me dit, faire le deuil, passer à autre chose, tourner la page, ce genre de conneries. Mais renoncer à me souvenir, ce serait trahir, trahir ceux qui sont morts, me trahir aussi, tricher avec la vie, accepter que ça change, que je change, vieillisse, meurt, ça n’a pas de sens. Je suis bien avec mes morts, mieux qu’avec la plupart des vivants.
J’habite au troisième, l’escalier à la peinture écaillé sent le renfermé, une odeur de moisi due à l’humidité, je monte en me tenant à la rampe, j’arrive à mon palier fatigué. Porte. Entrée. Salon.
– Putain, où c’est que t’as mis la serviette de bain. Je ne la retrouve pas.
Charlotte.
Je vais dans la salle de bain. Elle est sous la douche, de la buée dans toute la pièce. Ma chère douce et ronde Charlotte. Je cherche la serviette de bain, la lui tends.
– Putain, elle était encore par terre, fait chier.
Elle s’enroule dedans, toute sa peau déborde. Elle se regarde dans le miroir, se tourne vers moi, me fait un large sourire, puis se mord, plante ses dents dans ses lèvres épaisses. Elle va dans la cuisine. Prend un morceau de fromage dans le frigo.
– Tu as acheté le pain ? Tant mieux. T’en fais une mine…
– Je suis passé dans le quartier des Antiquaires…
– Et tu as pensé à Bénédicte, et ensuite tu es allé chez Claude, et tu as pensé à Paul, comme tous les jours, comme d’habitude ? Je ne comprends pas pourquoi tu restes volontairement au fond comme ça…
– Mais…
– Tu ne penses pas que tu as mieux à faire. Qu’il y a mieux à faire que de se prendre la tête…
– Mais…
– Il faut que tu bouges, tu comprends, QUE TU BOUGES. Enfin bon, c’est ton problème. C’est ta vie.
D’autres ont tenté de me secouer, ce désir qu’ont les gens de me tendre la main, cette énergie qu’ils ont à perdre !
Elle passe dans le salon, farfouille dans le placard. Laisse glisser la serviette au sol, sort un pull, qu’elle enfile à même la peau, puis une culotte rose claire, léger décalage avec sa peau très pâle, et puis un jean, elle reste pieds nus, enroule ses cheveux à l’aide d’un stylo. Oui, elle pourrait me ramener à la vie. Elle se tourne vers moi.
– Non, mais franchement tu t’es vu, tu as vu ta gueule de chien battu. Je sais, on en a déjà parlé mille fois mais tu n’es pas obligé de… Tu sais, tu peux… Tu peux…
Elle est charmante. Sa volonté de m’aider est charmante. C’est perdu d’avance. Elle le sait. Mais elle persiste, espère encore. Revient à la charge, sans cesse. Bénédicte faisait ça aussi, essayer de me remonter le moral, avec toute la tendresse dont elle était capable. Je ne la reverrais jamais, sa peau aujourd’hui se mêle à la terre, devient humus. Je me souviens d’elle, dans mon pyjama trop grand et mes chaussons, en train de manger des céréales mélangées à du lait. A la place où se trouve actuellement Charlotte, si tout s’efface, si tout se remplace, être là ou ailleurs, être quelqu’un d’autre, être avec quelqu’un d’autre. La multitude.
Charlotte balance ses bras dans un mouvement de danse, je vois son petit ventre, elle dit toujours qu’elle est une bonne vivante, que oui, la vie, la mort, tout ça, ça n’a pas de sens, alors autant en profiter, prendre du plaisir. Elle n’a peut-être pas tort. Et elle me montre le dehors.
– Regarde ce putain de soleil, tu devrais être content, tu vas pouvoir mater les nanas qui se baladent en ville, c’est ton activité favorite, non ? Etre assis, à ne rien faire, avec tes morts, tout en matant les gens qui passent, observer sans prendre parti, hein ? Tu vois pas tout cet air frais.
Elle ouvre la fenêtre.
– Tu entends la ville dehors, les gens qui marchent, crient, parlent, s’évitent, se regardent, se rencontrent, baisent, s’engueulent, se rapprochent, putain, tu sens pas ces putains de vibration.
Elle se penche. Crie.
– Bonjour tout le monde.
Je vois ses fesses qui pointent, son corps à moitié dans le vide. Elle ne peut pas comprendre, je m’approche, juste un coup sec, une poussée. Je ferme les yeux, quelque secondes, je me recule un peu, ça doit s’agiter en bas. Je ne veux pas voir ça. Je n’ai jamais aimé voir les cadavres, je préfère en général garder la mémoire d’eux vivants.
Charlotte, ma chère et douce Charlotte, je serai heureux de me souvenir de toi.




Nulle part où aller

Nous avançons dans le calme, en bloc, serrés, nous savons pourquoi nous sommes là, masqués d’un foulard, d’un keffieh, d’une cagoule ou d’un tee-shirt noué.
A l’embouchure de l’avenue, une ligne de CRS, une butée sur notre route, une jetée qui protège la zone rouge. Nous les regardons, ils nous regardent. Nous sommes plusieurs milliers, eux je ne sais pas, beaucoup en tout cas. Autour de moi, des visages fermés, tendus, de rares paroles échangées, presque des chuchotements, des putains ils sont nombreux, des tu n’as pas vu machin ou machine, des ça ne va pas durer. Nous savons que nous ne passerons pas, pas aujourd’hui.
Un petit trapu en treillis et pull rouge bombe une banque de slogans anticapitalistes, d’autres, vêtus de noir, des pieds de biche comme leviers, enlèvent des plaques de bois qui protègent un fast-food. Des grenades lacrymogènes éclatent et diffusent une odeur âcre. Un hélicoptère nous survole. La fin de journée est douce, d’une luminosité aveuglante. La rue palpite d’une excitation qui circule de corps en corps, qui nous soutient, nous donne de la force.
Des pierres sont extraites du trottoir à coup de barres de fer, elles deviennent projectiles, des cocktails Molotov apparaissent de je ne sais où pour atterrir sur les CRS.
Nous sommes prêts, la brisure se fait. La rupture.
C’est la charge, la ruée, les fauves lâchés, la matraque en avant. Je cours pour me tenir à distance des rangers, des boucliers, de la garde à vue, j’évite une poubelle renversée, je tourne la tête, j’ai un peu de marge, je tente de retrouver Paul, Rachid, Natacha, Marco, Laurence, Claudine, que j’ai rencontrés ces derniers jours d’émeute, mais il est difficile de distinguer quelqu’un dans la foule qui se disperse, se sauve en jetant des regards en arrière, s’arrête pour analyser très vite la situation, se réunie, s’éparpille, puis reforme des groupes mobiles, alertes, une vague, merde, j’accélère, je manque d’entraînement, mon souffle est faible, je vais avoir un point de côté, je me pose quelques secondes, me tient à un mur, j’avale une grosse bouffée d’air, mais le gaz répandu traverse le tissu, je tousse, je me remets en mouvement, pas envie de me faire chopper, je glisse, tombe, une nana rousse me tend la main en me demandant si ça va, je prends sa main et me relève, je la remercie, lui dit que je suis vivant, elle part en me souriant.
Et le sol défile à nouveau sous mes pas, l’air comme du vent sur mon visage, j’enjambe un banc, contourne un lampadaire, j’ai envie de rire, je suis totalement réveillé, j’ai un peu peur aussi, une crampe me tord le ventre. J’essaie de m’agglutiner à des italiens qui fuient en gueulant des slogans que je ne comprends pas, des plus courageux, des plus enragés vont en sens inverse, prêts à en découdre. La vitrine d’une agence d’assurance se brise, du verre s’étale sur le trottoir. Au loin, une voiture prend feu, une épaisse fumée s’en dégage, se mêle à la lacrymo et assombrie la rue. Un grand dont les cheveux blonds dépassent d’une casquette, s’empare d’une barrière métallique et improvise une barricade, il est immédiatement aidé par une dizaine de personnes. Les Italiens vont trop vite pour moi, je ne sens plus mes pieds, usés, fatigués.
Là-bas les CRS semblent attraper des manifestants. Une femme hurle :
– Lâchez-le ! Ne le frappez pas !
Des cris, des voix de toute sorte, des bruits de pas, de chocs, tout se brouille un instant. Mon cœur bat vite.
J’aperçois Marco qui distribue des citrons coupés en deux à des jeunes en baskets et baggy, je le rejoins, il pose son bras sur mon épaule, les autres sont là aussi, Natacha
– Putain, on croyait que t’étais en première ligne, on a eu peur qu’ils t’aient embarqué.
Claudine me donne une tape dans le dos pour me confirmer qu’ils sont rassurés de me voir.
Les flics continuent d’avancer.
Natacha pense qu’on devrait partir par la gauche, d’après son plan, de l’autre côté, on risque de se retrouver bloqués. Nous nous engouffrons dans la ruelle, nous sommes une trentaine à faire ce choix, d’autres préfèrent rester et essayer de freiner les flics en effondrant les poubelles, en poussant des voitures au milieu de la route, mais ça ne pourra tenir.
Nous cherchons l’école maternelle Jules Ferry où normalement nous pouvons être hébergés, un certain nombre de camarades doivent s’y trouver. Nous nous éloignons de la zone des combats. Dans mon ventre brûle une envie de faire demi-tour, de me retrouver dans l’affrontement, au centre, être au milieu du feu, même si je sais que tous vont refluer petit à petit, j’aimerais mais je suis épuisé, je n’ai plus de force, il faut que je me pose, le temps de.
Nous longeons des rues presque désertes angoissant qu’à chaque intersection surgissent des flics, nous ne croisons que des militants qui cherchent comme nous un endroit où se réfugier.
Devant l’école, des jeunes fument des joints, Clovis, un type plutôt rigolo, du genre grande gueule et avec qui on a pris un café le premier jour tient sa main en sang, un trentenaire, crâne rasé, un brassard avec une croix rouge dessiné au feutre lui fait un bandage, des guetteurs sont postés à différents endroits. Normalement la mairie nous a laissé ce lieu pour la nuit, mais vu les affrontements, tout peut arriver, n’importe où. Il n’y a plus de lieu sûr.
On pose nos sacs, on s’assoit, Paul étend ses bras, soupire bruyamment, on sourit tous bêtement, sans trop savoir pourquoi, on est contents d’être là, mes muscles sont rigides, je masse mes jambes, ça me fait presque mal.
Des thermos passent de main en main, du café pour ne pas m’écrouler. Ça grouille autour, il y a environ deux cents personnes, on va devoir dormir serrés, ça discute, ça et là, des derniers évènements, il paraît qu’il y a eu une cinquantaine d’interpellations, on sait à quel endroit ? Tu as vu comment les flics ont chargé ? Ils y sont allés franchement. Et la banque, comme elle a. Ça me rappelle lors du dernier sommet je m’étais retrouvé seul au milieu de plusieurs CRS, et j’ai vu un. Tu viens d’où toi ? D’Italie ?, et ça se passe comment là-bas, ça bouge ? Et quand le flic m’a vu, m’a presque attrapé, heureusement que je n’ai pas glissé à ce moment. Putain ce qu’ils lui ont mis, ils l’ont traîné sur le sol, ces connards, tu as vu ça.
Plusieurs radios sont allumées, les nouvelles importantes répercutées. Certains, le portable à la main, commentent, donnent ou reçoivent des infos, et puis deux ont allumé un ordi, essaient d’envoyer des articles vite torchés, des images sur un site, tout semble s’organiser.
Je regarde Paul, Natacha, Marco, etc., je les connais depuis deux jours, mais nous sommes liés par la peur et l’excitation. Je les connais depuis deux jours, dix ans, cent ans, même si je ne connais que leur prénom.
Je me fume une cigarette. La soirée est fraîche.
Une rumeur peut-être, ce ne serait pas la première, le gymnase Coubertin où se trouve le gros de nos troupes serait en train d’être évacué. Un type avec un portable confirme, il vient d’avoir la même info d’une source sûre.
Merde, c’est la merde. On risque d’être les prochains, la nuit va être longue.
On attend, nerveux. Une femme, au débit heurté, annonce l’arrivée imminente des forces de l’ordre, elle a vu des fourgons s’approcher.
Nous décidons de partir avant d’être virés, tabassés et embarqués. Nous barricadons les lieux pour faire croire qu’il y a des gens à l’intérieur et peut-être gagner du temps. Nous bloquons les portes avec des bancs en tas, des chaises, laissons les lumières, un vieux poste de radio allumé à fond, puis partons par l’issue de secours. Vite.
Nous fuyons par petits groupes.
Je retrouve mes acolytes, nous marchons d’un pas rapide, sans trop savoir quelle direction prendre, tous les lieux où se réfugier ont dû être vidés, c’est-à-dire nous n’avons nulle part où passer la nuit. Tant que nous sommes ensembles. Nous cherchons un bar, un endroit où nous asseoir, tranquilles, mais tout est fermé, les rideaux de fer baissés.
Les autochtones sont cloîtrés chez eux, nous ne voyons personne le long de rues qui semblent ne jamais finir. Nous ne sommes pas discrets. Nous nous retrouvons dans un quartier bourgeois, nous ne savons pas où nous sommes, ça fait un petit temps que nous avons cessé de regarder un plan, nous marchons en attendant le jour.
– Vous êtes sûr qu’on devrait continuer par-là, j’ai l’impression qu’on s’approche de la zone rouge.
Nous trouvons une carte sur un abribus.
Merde, elle n’a pas tort, nous sommes près de la zone entourée de palissades en métal, là où on trouve un flic à chaque mètre, voire des tireurs d’élite, des militaires. Le point névralgique.
Nous faisons demi-tour toute, la boule dans la gorge, reprenons les mêmes rues, surtout ne pas traîner dans le coin.
Une voiture, méfiance. Un dérapage. Une 205 noire. Quatre hommes en sortent, des flics en civil. Merde. Dans ce quartier friqué, ils savent pourquoi nous sommes là, je n’arrive pas à courir, mes jambes coulées dans le béton, je suis tétanisé, trois des robocops foncent sur le groupe, un attrape Natacha par les cheveux, la met au sol, elle se met en position défensive, fœtale, protège sa nuque, ses tempes. Il est seul sur elle, les autres flics ont continué de courir, je m’empare d’un pavé détaché par les émeutes, il ne fait pas attention à moi, il traîne Natacha sur le trottoir, ça ne fait pas tant de bruit que ça de la pierre contre un crâne, le flic se retourne, la main dans ses cheveux, il paraît surpris, je tape, à nouveau, et à nouveau, et… je vois son corps étendu, le sang en rigole sur le trottoir, Natacha dit « putain ! », et puis « bouge-toi, putain ! Bougeons-nous ! »
Nous prenons une petite rue sur la droite, je suis Natacha, nous prenons à gauche, nous nous éloignons du corps étendu, puis de nouveau à droite, nous atteignons une avenue mal éclairée. Du bruit, des voix, Marco et les autres.
– Ah vous êtes là ?
– Ils ne vous ont pas attrapés ?
– Non, ils se sont arrêtés quand ils ont vu qu’il manquait quelqu’un parmi eux, et vous ? Vous faisiez quoi ?
– Putain, il faut qu’on se barre le plus vite possible, le plus loin d’ici…
Je suis ailleurs, Natacha me traîne, me tire, me porte, j’entends juste la pierre qui frappe le crâne, ça a fait un son bizarre, un crac, c’est simple en fait. J’ai la main bloquée, les doigts comme paralysés, ce n’est pas moi, monsieur le juge, c’est ma main qui a agit, c’est le feu, ce sont les nerfs qui ont actionné le mouvement.
Des pas, des bottes. Putain. Dès qu’on croit avoir la tête hors de l’eau, il faut plonger à nouveau, recouvert, à chercher son souffle, je ne suis pas très bien, je n’arrive pas à.
Natacha. « Putain, bouge ! », nous courons, Rachid trouve une entrée d’immeuble où se réfugier. Ils ne sont pas loin, ils nous ont sûrement vus, ils ne vont pas tarder. Rachid « il y a une cours intérieur. »
Natacha me dit, d’une voix douce et ferme « toi tu montes par-là, nous on les emmène par la cour, et tu te fais oublier, il ne faut pas qu’ils te trouvent, tu comprends, putain, tu comprends ça ? » Elle me pousse presque vers les escaliers.
Je monte, la panique est toute proche, le grand dérèglement des sens, au troisième étage, je frappe à la porte, ça ne répond pas, je me demande si l’idée de Natacha est la bonne, au quatrième, j’entends les flics en bas dans le hall, « ils sont passés par-là, je les aperçois », un gueule « Arrêtez-vous ! », ça ne s’adresse pas à moi, je crois. Je serais mieux avec le groupe, seul, je suis comme nu, fragile, mon corps ouvert, mon sang qui dégouline sur les marches, seul, je suis dans la merde. Au quatrième j’appuie sur la sonnette, cette idée est vraiment stupide, faites que ça s’ouvre, je pourrais inventer n’importe quoi pour entrer, mais faites que. La porte s’ouvre. Je me fais un visage de gentil garçon, mon doigt sur les lèvres, une femme, plus de trente ans, cheveux courts bruns, je chuchote « Faites-moi entrer, s’il vous plait, juste dix minutes, je ne vous dérangerai pas. » Un temps. Elle s’écarte pour me laisser le passage. Elle referme la porte doucement, derrière nous.
Un couloir blanc, rien sur les murs. Un immense salon, table basse, télé écran plat, canapé, une photo au mur, un ventre de femme en gros plan, des halogènes, beaucoup d’espace.
– Vous voulez un thé ? Ça peut vous faire du bien.
– Merci, je… merci, il faut peut-être que je vous explique…
Elle met un doigt sur ses lèvres. Chut. Et puis.
– Vous pouvez vous reposer, prendre un bain, et manger quelque chose, si vous voulez…
– C’est gentil, c’est vraiment gentil de votre part… Si vous saviez à quel point…
Elle sourit, je me tais. Je m’assois ou plutôt m’affale, m’effondre dans le canapé du salon, je serais incapable de me relever de suite tellement c’est agréable. Du calme, un putain de calme. Je demande si je peux fumer, si ce n’est pas abuser, elle m’apporte un cendrier.
Il y a trop de bruit dans ma tête pour que j’en discerne quelque chose, un bruit nourri des cris, des explosions des jours passés, un bruit qui diminue peu à peu et finit par se taire.
Des mouvements à l’extérieur, dans la rue, je n’ai pas la force d’aller voir à la fenêtre ce qu’il se passe, je me souviens de ce que m’a dit Natacha « planque-toi ! »
Elle ne parle pas, boit une gorgée à une bouteille d’eau minérale. Elle est habillée d’une chemise blanche, et d’un caleçon long chiné gris, les pieds nus.
Ma respiration s’apaise. Elle met un cd dans une chaîne hi-fi faite d’un seul cube noir, de l’éléctro-pop emplit la pièce.
– Vous ne voulez pas prendre un bain ? Vous pouvez si vous voulez.
J’ai compris, la crasse incrustée dans mes vêtements, ma peau, je ne dois pas salir.
La salle de bain est carrelée de blanc et de marron clair. Au milieu, une large et profonde baignoire, j’ouvre les robinets. Je m’immerge. L’eau brûlante remplace ma peau usée, nettoie mes organes, glisse sur mes muscles, les détend. Ça fait du bien, tellement de bien. Et la vague qui remonte, une vague qui doit écrouler les digues.
Je pleure. Sans penser à rien. Juste couler, sentir les larmes s’échapper sur mes joues. Elles gouttent dans l’eau du bain.
Je m’essuie les yeux, je me mouche dans les doigts, souffle doucement, je me sens comme dans un caisson. Je suis prêt de m’endormir.
La porte s’ouvre, je sursaute. Elle entre, je n’ai pas pensé à fermer le verrou, je cache mon sexe sous mes mains, elle me regarde.
– Vous voulez que je vous réchauffe un plat de spaghetti bolognaise, il en reste de mon dîner
– Si vous voulez, merci.
Elle cherche dans un grand placard blanc, je la regarde faire, mais merde, je suis tout nu, moi, elle en sort un peignoir de bain.
– Vous pouvez le prendre après vous avoir êtes séché, plutôt que de remettre vos vêtements sales, vous serez mieux. Il devrait vous aller.
Puis elle repart. Pris en charge, l’énergie m’a quitté, l’adrénaline s’est tarie, il ne reste que mon corps en inertie, je mets le peignoir, il est molletonné, épais, orné de fleurs dorées. Si les autres me voyaient. Les autres. J’espère qu’ils ont réussi à s’enfuir, qu’ils ne subissent pas d’interrogatoires musclés dans une cellule sordide.
La douceur du tissu m’irrite, je me sens ridicule, je crois que je préférais mon uniforme de militant révolutionnaire, que j’étais plus à mon aise.
Je retourne me poser sur le canapé, une assiette fumante de spaghetti m’attend sur une table basse. Elle est assise sur un fauteuil, les jambes repliées sous ses fesses devant la télé allumée. Elle zappe, des images défilent, pubs, séries, infos, je lui demande si elle peut laisser. Des images des émeutes, je lui demande si elle peut monter le son. La rue où nous étions, mon sang pulse à nouveau, les cocktails Molotov qui volent, la charge des CRS, beaucoup de fumées, des cris, des visages en sang, des gros plans de visages, je devrais être avec eux plutôt qu’ici, le commentaire parle de casseurs, ce genre de connerie, de vitrines explosées, de nombreux blessés, une centaine d’interpellations, une image d’un flic sur une civière, « un policier qui semble avoir été attaqué par un groupe d’individus tard dans la nuit est toujours dans le coma.»
« Putain !, les ordures, un groupe d’individus, n’importe quoi !» et merde, quel con je fais, elle me regarde, sourit, je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ma grande gueule.
– Je faisais partie des manifestants qui agissent contre le sommet, vous avez dû en entendre parler.
– Vaguement, nous avons reçu une brochure pour nous expliquer des histoires de zones de circulation, d’endroits où il fallait sa carte d’identité pour passer…
– Vaguement ? vous n’en avez entendu parler que vaguement ? Alors que la ville est en…
– Oui, vaguement. Vous voulez un dessert ? »
Je ne réponds pas. Je me sens perdu. Elle sort de la pièce, j’entends au loin une voix, d’outre-tombe, d’outre monde
– J’ai des yaourts, des fruits, vous préférez quoi ?
– …
– Bon. Vous n’aurez qu’à demander si vous voulez quelque chose, quoi que ce soit.
Elle revient, s’assoit face à moi. Me regarde en dodelinant de la tête, me dévisage, et puis sourit. Et puis. «Vous semblez fatigué, à bout de force… Vous voulez dormir ici ? Le canapé fait lit. Vous n’allez pas repartir maintenant… Ce ne serait pas une bonne idée. »
Je hausse les épaules, accepte l’invitation, pas envie de finir la nuit appuyé sur le mur froid d’un commissariat.
Elle installe le lit, je l’aide mollement, plus de force, plus rien dans les bras.
Je m’allonge sous les draps blancs qui dégagent une odeur de lessive à la lavande, je remue mes orteils, je les entends craquer. J’ai gardé le peignoir. Elle s’en va à nouveau puis revient dans un pyjama écru en satin brillant, fluide, souple, infroissable, elle se faufile dans le lit, juste à côté de moi, je ne comprends pas, elle pose sa tête sur mon épaule, son bras sur mon ventre, se colle à moi, comme si on était un couple ou je ne sais quoi. Elle me souhaite une bonne nuit. Je me demande ce qu’elle veut, ce qu’elle me veut, je ne fais pas l’effort de trouver une réponse. La tête de cette femme qui pèse sur mon épaule, la télé allumée, allongé dans un grand lit confortable, qu’est-ce que je fous là ?, je bredouille bonne nuit, et je m’enfonce dans le sommeil, vacille, plonge très vite… une longue rue sombre on me dit qu’il faut que je coure qu’ils sont près je ne vois personne autour de moi j’ai peur je cours je traverse un pont immense interminable pense à sauter je vois en bas une rivière je suis dans l’eau loin de toute cette merde je suis dans un village il n’y a personne j’ai envie de crier mais où êtes-vous tous pourquoi m’avoir laissé seul avec ma rage où êtes-vous camarades qu’avez-vous fait camarades qu’avez-vous fait tout ce temps je vois une femme enceinte elle pousse un landau je regarde à l’intérieur il y a un bébé mort je sais que c’est moi dans le landau mon ventre s’ouvre mon ventre se déchire et des flics de partout tout autour aucun échappatoire ils se rapprochent ils sont contre moi j’ai les mains liées je suis dans un appartement deux flics face à moi je ne peux pas bouger je suis bloqué ils vont me taper dessus m’enfermer ils me disent que je suis leur jouet leur poupée ils répètent c’est fini les enfantillages c’est fini les enfantillages il faut être une grande personne leur visage est noir leurs vêtements sont noirs ils me tiennent je me débats je résiste mes mains sont libres je me jette sur le flic je choppe son cou je serre de toutes mes forces il se débat je dois le tuer lui ou moi j’ai mal aux mains merde merde…
Il fait sombre, mon cœur bat à un rythme rapide, tambourine ma poitrine, les draps sont descendus, elle est allongée, dort d’un sommeil profond, dort d’un. Merde, je la secoue, elle ne bouge pas, je prends son bras, cherche son pouls que je ne trouve pas, elle n’a pas de souffle, putain, elle est morte.
Le cauchemar ne veut pas s’arrêter.
Je reste assis sur le lit, le dos contre le mur. Il fallait que ma rage s’exprime, elle a été endormie, si longtemps enfouie, à cogner dans mes tempes, à se briser sans cesse, à ne pas réussir à sortir, à trouver une voie, un moyen de devenir un cri, un hurlement sans fin, il le fallait. Vous vouliez quoi ? Que je me laisse piéger ? Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ? Toute cette merde ? Les ballades au parc avec poussette, chien ? Et les lanières ? Les sangles ? Assis sur un fauteuil les mains liées à ne pas pouvoir rendre les coups ? Mon estomac soudé ? Tout figé à l’intérieur ? Oui monsieur, oui madame. Maintenant la tempête est passée. Je suis une étendue plane, une mer en sommeil. Maintenant ça va. Les flics vont bientôt venir, ils peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, ils ne m’auront jamais.




Du bon côté du manche

Sa main s’agrippe au fauteuil blanc, ses ongles s’enfoncent dans le cuir, ses veines gonflent le long de son bras plié, elle a le visage proche du sol, les cheveux bruns en touffe, ses seins se compriment sur le parquet, ses fesses larges sont tenues, un homme derrière elle, grand, émacié, cheveux courts, les yeux fermés, entre en elle, sort, entre, sort, je tourne la tête, une rousse sur un homme blond allongé, elle, un peu ronde, bouge ses hanches, ses cuisses, pendant qu’une autre la caresse, puis d’autres tout autour, un certain nombre sur les canapés, sur des coussins, je regarde mon sexe mou, peu motivé par ce qu’il se passe, pas concerné par tous ces corps nus, lascifs, éparpillés ça et là, les bouches, les sexes béants sous la faible lumière d’un halogène, et par cette odeur de caoutchouc et de sueur mêlés, écœurante.
Personne ne s’intéresse à moi, à ma bouche, à mon cul, à mon sexe et au reste, tout le monde semble occupé, les uns par les autres, je ne sais pas trop quoi faire.
Je me sens nerveux, je me lève et me dirige, sans toucher personne, vers une pièce qui semble être la cuisine, il y fait plus calme. Une fraîcheur me saisit, de mes pieds à la nuque, elle émane du carrelage formé de losanges blancs, noirs, ici, presque tout, objets, meubles, sols, murs se décline en noir et blanc, c’est assez chic, comme on était tous habillés en noir, gris, en arrivant, on ne dépareillait pas, il y a juste la peau, les corps qui font taches avec leur carnation. Et l’intérieur, le rouge, les viscères, le sang ?
De l’autre pièce me parviennent des gémissements, des ahanements, des voix rauques ou aiguës, des cris, on dirait un massacre. Je vois des blessures, des cadavres, je vois des images à la télé, je vois des récits de guerre.
J’ai besoin d’une cigarette pour faire baisser la tension. Je trouve un paquet entamé sur la gazinière aux bords transparents, design.
Je m’accroche à l’idée que ce n’est qu’un jeu, qu’un amusement.
Quand j’étais au lycée, j’étais toujours le dernier choisi pour jouer au foot, au hand, au volley. C’était la bataille pour ne pas m’avoir dans son camp, il fallait ensuite mettre quelqu’un qui jouait à mes côtés pour suppléer à mes probables défaillances. Dès le vestiaire, je me sentais coincé, mes côtes qui se refermaient sur mes poumons, les enserraient lorsque je me déshabillais au milieu de tous ces hommes en formation, j’essayais de me faire discret, sinon les moqueries pleuvaient, parfois les coups, parfois les…
La porte s’ouvre, une femme entre, brune, une ligne de poils noirs sur le pubis, sur son sein gauche un tatouage, une fleur, sur son sein droit semble sécher du sperme.
Elle me tend la main : « Pauline », elle se présente comme si on était à une réception, une soirée, au milieu des petits fours, des verres de kir, elle garde une putain de prestance, distinguée même à poil, il faut savoir rester classe en toute circonstance.
– Je peux vous prendre une cigarette ?
– Vous pouvez, elles ne sont pas à moi. Elles traînaient par là…
Je ne me sens pas trop d’entamer une conversation pendant qu’à côté, ça s’enfile et que je suis là, mon sexe ballant, mes bras resserrés sur mon torse comme si j’avais une quelconque pudeur à protéger. Très à l’aise.
– C’est la première fois que vous venez à des soirées de ce genre ?
– Oui, ça se voit tant que ça ?
– Un peu, oui.
Je ne dis plus rien. Elle me voit sûrement comme un puceau, un type pas à la hauteur, un vermisseau rampant. Je sais, je n’ai pas été tellement performant ce soir, un peu à la masse, à côté de la plaque. Je pourrais dire que c’est dû à l’alcool qui continue à se balader dans mon ventre, qu’avec tout ce que j’ai bu, je peux difficilement me lâcher, être au niveau, mais je sais que ce n’est pas vrai. Que le problème n’est pas là. A d’autres moments j’aurais imaginé tout ce que je pourrais faire avec cette femme nue qui se tient face à moi, toutes ces conneries de position, sur la table, sur la cuisinière, devant la fenêtre, tous ces possibles… J’ai juste envie de fuir. De fumer une cigarette devant la télé. De jouer aux cartes. Surtout qu’on ne me demande rien.
– On est chez qui ?
Elle répond.
– Je ne sais pas trop, chez une blonde… Une copine à Guillaume, je crois.
– Je ne connais pas non plus. C’est un peu bourgeois, ici, non ?
– Peut-être, un peu… ça vous gêne ?
– Je ne sais pas. Je demande ça comme ça.
Je regarde par la fenêtre, je crois que je commence à avoir froid… Elle demande.
– Je vous ai déjà vu quelque part, non ?
– Peut-être, je suis une sorte de gloire locale.
Elle sourit, ce n’était pas dit pour être drôle, manquerait plus que ça, je n’ai pas envie de rire… Je sens mes tremblements revenir. Sa voix est de plus en plus basse, pour créer une sorte d’intimité, chez elle, tout semble travaillé.
– Ça vous met mal à l’aise de baiser ainsi à plusieurs ?
– Je ne sais pas…
– La multiplicité, c’est angoissant, n’est-ce pas ? Le corps machine, le corps objet, le corps à la chaîne comme décadence ultime de notre société post-industrielle…
– Mouais, ça doit être ça.
Elle se moque de moi, je crois. Elle me regarde avec un air joueur, mais je ne suis pas joueur, je perds trop souvent. Elle plie ses bras sous ses seins, les remontant du même coup, elle fait un pas vers moi, elle a un petit sourire étrange comme une invitation. Je me concentre, cette femme est désirable, c’est une évidence, j’imagine ma main glisser entre ses cuisses, monter jusqu’à son sexe. Mais ça ne marche pas, je ne ressens rien, qu’un étouffement.
Elle fait un autre pas, tout près, pose une main sur mon épaule, je sens son souffle, ses tétons sur mon torse, il faut que je dise quelque chose, avant que. Elle approche ses lèvres des miennes. Me sauver.
– En fait, je crois que le problème n’est pas là. Je ne vois pas l’intérêt de tout ça.
– Tout ça quoi ? On cherche juste à prendre du plaisir…
Elle pose sa main sur mes fesses, qui se crispent d’un coup. J’arrive à dire, le souffle presque coupé :
– Le plaisir, quel est l’intérêt ? Hop, hop et puis quoi ?
– Putain, tu m’as l’air bien chiant, toi !
Ça doit être ça. Mon côté chiant. Mais ça fonctionne, elle arrête son mouvement, se détache de moi, sa sueur reste. Elle me regarde, l’air de dire dommage, et puis elle dit :
– Bon j’y retourne. Ils sont plus amusants que toi, ils se prennent moins la tête. C’est ce que tu devrais faire.
Elle s’éloigne, dandinant des fesses pour se foutre de ma gueule et puis regagne la pièce où de la chair entre dans de la chair
Putain, quelle conne ! Elle m’a énervé. Mon sang cogne, je tourne en rond dans cette cuisine, incapable de faire baisser la tension, je n’ai rien à faire là. Dans cet appartement qui ne me ressemble pas, avec ces gens qui ne me ressemblent pas.
La soirée avait pourtant bien commencé, sur la terrasse d’un bar, la discussion partait en tout sens, j’arrivais à être le centre, avec ma brillance, mon brio, mon sens de l’à propos, je pouvais faire le coq, mais lorsque les bouches se taisent, je n’ai plus d’écran, je suis là face à vous, minable comme il se doit, minable comme je me sens dès que la parole me lâche… Je n’aurais pas dû les suivre.
La soirée a commencé dans un bar, mais tout cela a commencé avant, nettement avant. Au bar, nous étions un petit nombre, une agrégation de différents groupes, d’amis d’amis, tout se passait bien, on suivait l’un et puis l’autre, je finissais par être entouré de gens que je ne connaissais pas, mais eux semblaient aussi ne pas vouloir terminer la nuit, alors se finir dans un appartement bourgeois, pourquoi pas ?
Je m’incruste de mieux en mieux, je sais me faire inviter, mon humour glacial peut faire fureur, mon détachement, ce putain de détachement, on me trouve sympa, marrant, tout le désespoir rentré. Et je me retrouve de fête en fête, de soirée en soirée… Je suis là, ne dérange personne, personne ne fait vraiment attention à moi, mais de toute façon personne ne fait attention à personne, non ? Je peux à loisir disparaître dans la mollesse actuelle. Me retrouver même chez les bourgeois. Je suis arrivé en haut, dans ce putain de huitième étage, dans ce putain d’appartement mais je n’y crois plus, je dois descendre, redescendre, me glisser dans mes draps et être loin de tout. A ma place.
Loin de cet appartement qui surplombe la ville, avec vue sur les toits, sans vis-à-vis direct.
J’ouvre la fenêtre, regarde tout en bas, dans la rue, des étudiants sortent en grappes des bars, ça gueule, ça a pas mal bu, ça se dit « et maintenant on va où ? Et maintenant on va chez qui ? », en face, au sixième étage, un homme en tee-shirt et caleçon observe lui aussi cette houle, il se gratte, je vois surtout son crane légèrement dégarni, il ne bouge pas, la télé reflète sur lui une lumière bleue, rouge, il va se rasseoir, s’affaler. Une envie de vomir.
Je ferme la fenêtre, je me vois dans la vitre, une image de moi nu dans cette cuisine, je ressemble de plus en plus à un fantôme, je ne me reconnais pas, je disparais petit à petit.
Je me souviens de ma première amante, j’avais dix-sept ans, elle, son lit, un lit une place, ses petits seins que je pouvais toucher, son assurance, et moi en sueur, le vide dans la tête, et mon sexe trop pressé, et son regard ensuite, son regard méprisant, et le monde qui s’effondre, alors c’est ça ? C’est comme ça que ça se passe ?
Il faut que je me barre en vitesse. Mais pour cela je dois traverser le salon où la cérémonie se déroule, où les corps sont carnassiers, mes vêtements sont de l’autre côté, pas moyen de me sauver par ailleurs.
Je ne peux pas rester, je préfèrerais sauter par la fenêtre.
Il faut que je trouve un moyen pour ne pas être leur victime sacrificielle, ils vont crier « impuissant ! Impuissant ! », ils vont se jeter sur moi pour me dévorer, je n’ai pas d’armure, ils vont vouloir me déchirer pour voir ce qu’il y a à l’intérieur de moi, eux ou moi, ce sont eux les spectres, moi, je suis vivant, je suis vivant, il faut que je me défende, je prends un couteau, le manche transparent, j’avance doucement, je brandis mon arme blanche en entrant dans le salon, prêt à écorcher tout ce qui passe, à découper, je crie pour me donner du courage.
Le bruit cesse, les gémissements, tout le monde s’arrête en plein mouvement, marrant à voir, et puis la peur sur les visages, merde la mécanique se déglingue, c’est ça, hein ? Et je vois Pauline, la bouche prise, tu dois me trouver vraiment chiant, maintenant, un peu rabat-joie, hors du coup, j’avance menaçant.
Merde, je n’avais pas vu ce tapis, je glisse, mon coude heurte une table basse, transparente, mon dos se fracasse sur le parquet. Je sens des corps massifs fondre sur moi, me ceinturer, on me porte, je traverse la pièce sans trop comprendre ce qu’il m’arrive.
J’atterris sur le palier, je vois un bras qui jette mes vêtements sur moi. Je crie « salauds ! Salauds ! », je me tais. Je me retrouve dans le noir, nu, seul, je prends mon jean, récupère mon tabac dans la poche arrière, me roule une cigarette, je me la fume, rien à foutre, paisible. La nuit, le silence.
De toute façon, je n’ai jamais eu l’esprit d’équipe.




Comme si c’était la dernière fois…

Mes orteils jouent dans le flot glacé du torrent, je me relâche. Le soleil est posé sur mon ventre, si près, tout chaud, je ne dois pas m’endormir.
Une goutte tombe sur mes lèvres, une autre sur mon œil. Corinne est debout, penchée, de l’eau s’échappe de ses cheveux. Elle prend mon nez entre ses doigts de pied humides, elle le tord. On ne peut jamais être tranquille, je grimace et grogne « tu fais chier ». Elle rit.
Des doigts, elle m’arrose puis part en courant rejoindre les autres, ses jolies fesses rondes disparaissent dans le trou d’eau.
Je m’assois, fume une cigarette. Je regarde les nuques, les dos, les sexes de mes amis qui s’amusent au milieu des éclaboussures. J’aurais aimé que tout soit fluide, comme une coulée.
Luc me crie :
– Allez ! Viens te baigner !
– J’ai pas envie, je préfère vous regarder…
– Et le spectacle te plait ? Tu nous trouves beaux ?
– Pas mal, pour la plupart…
– Pas mal sauf qui ?
Un léger courant emporte des feuilles jaunes. Deux libellules se poursuivent au-dessus de l’eau, contournent un arbuste et se volatilisent au loin, une autre surgit d’un bosquet et se pose sur l’épaule d’Hélène, cela ne la trouble pas, elle lit, paisible, assise sur un tronc d’arbre, ses jambes flottent dans le vide, ses mollets rebondissent sur les racines, le roman est ouvert sur ses cuisses, elle a une peau très blanche qui préfère l’ombre. Je lui envoie des petits cailloux, elle s’en fout, elle ne réagit pas.
Je me gratte la cheville, enlève une croûte.
Marine sort de l’eau en frissonnant, elle croise ses bras sous ses seins, elle glisse sur un rocher, « merde ! », se rattrape et vient se poser à côté de moi.
– Putain, je me suis écorché le genou…
– Tu survivras !
– Je l’espère, manquerait plus que ça s’infecte, que j’attrape la polio ou le tétanos ou une autre maladie grave…
– Le SIDA ? Le cancer ?
– Mouais peu de chance. Et toi ça va ? Tu as l’air d’aller mieux, je me trompe ?
– Tu ne te trompes pas. Ca fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi calme et serein.
– Toi serein, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as commencé une psychanalyse ?
– Même pas.
– N’empêche, c’est louche.
Nous nous taisons. Je regarde la ligne de sang qui se dessine sur son genou, ça me stresse, je chasse cette image, je descends le long de ses cuisses, entre ses cuisses, ses poils blonds, je me perds et puis remonte vers ses bras maigres sur lesquels elle s’appuie, je la regarde sans m’en cacher, ça l’a fait sourire. Elle pose sa tête sur mon épaule…
– Les choses pourraient être bien, tu ne crois pas ?
Je ne crois pas, mais je ne réponds pas. Je sens sa main sur le creux de mon bras.
– Ils étaient bien les jours qu’on a passés ensemble, non ? On s’est quand même bien amusé, parfois.
– C’était bien.
– Pourquoi tu me l’as jamais dit ?
– Je ne sais pas dire ce genre de chose.
Elle a un sourire triste. Je lui demande :
– Et il va bien ton gars ? Ca va toujours entre vous ?
– Mon futur mari, tu veux dire ?, ça va, il est gentil. C’est quelqu’un de sérieux, de travailleur, de patient, de respectueux…
– Ok, ok, j’ai compris.
Ses mèches chatouillent mon cou, sa main se blottit entre mon bras et mon torse. Je n’entends plus que sa respiration, sa bouche est si proche de mon oreille.
Les autres sortent du torrent en meute. J’en profite pour faire le trajet inverse. Au passage Pierre me lance :
– Tu veux toujours être en solitaire, espèce d’asocial !
L’eau est froide, comme électrique. Je m’enfonce. Le courant me caresse, enveloppe mon corps nu. Je ferme les yeux, je deviens effervescent. Mon sexe rétrécit dans l’eau froide, peut-être que le reste va suivre, que je vais m’atrophier jusqu’à disparaître, ce ne serait pas la pire fin, être emmené par le torrent jusqu’au fleuve, puis me dissoudre dans la mer. Ça ne me fait pas peur.
Je fais la planche, je m’oublie, je regarde la cime des arbres, je ne pèse rien, je m’envole, un vertige me prend. Je me retourne et nage doucement. Marine me regarde, elle me dit :
– Ne te noies pas !
Je sors, Julien poursuit Pierre avec une serviette roulée, ils sautent d’un rocher à l’autre, leurs couilles gigotent en tout sens entre leurs jambes maigres, mouillant au passage Hélène qui ferme son livre d’un geste brusque, faussement en colère, puis qui dit « et si on remontait, du pastis nous attend. » et tout le monde, en chœur « du pastis ! du pastis ! » et nous nous mettons à nous habiller à toute vitesse, manquant de chuter en enfilant slip, jean, tee-shirt.
Nous empruntons le sentier pentu à travers les hautes herbes qui nous lacèrent les jambes, tapant du pied pour éloigner les serpents, qui ont du fuir les lieux depuis longtemps déjà.
La terrasse est agréable sous un soleil faiblissant.
Je me mets un peu en retrait, mon verre de pastis à la main, la chaise en équilibre sur deux pieds.
– N’empêche que boire un coup sous le soleil, juste après s’être baigné, c’est top !
– Tu verras un jour, ça va être interdit.
– Si ça continue, de toute façon tout va être interdit.
– Ouais, t’as raison ça craint…
Nous avons déjà eu cette discussion mille fois, et nous sommes tous d’accord autour de cette terrasse « ça craint ! » Boris en rajoute.
– On ne peut plus bouger à Grenoble sans tomber sur un flic, bientôt quand on ira pisser, il y aura un flic pour nous la tenir et voir si on ne pisse pas à côté, ils parleront des délinquants des pissotières, hop ! trois ans de prison, tu verras tout le discours. Même chez toi, tu ouvriras la porte de tes chiottes et derrière tu tomberas sur un flic… Et ça devient normal. Tout ça m’écœure.
– Putain, c’est bon, on est en pleine nature, il n’y a pas de flics, les gendarmes du village n’ont pas l’air très agressif. Alors destresse, on est là pour ça, non ? Pour penser à autre chose…
Pour penser à autre chose… c’est bien ce qui me fait peur, la distraction, je ne veux pas penser pas à autre chose, je veux penser à ici, maintenant, au léger vent qui fait trembler les arbres, qui attise ma peau.
Et puis je lâche un peu la conversation, j’entends des morceaux.
« … et ce connard me dit que mon boulot est merdique, tu te rends compte ? Alors que ça faisait des années que… », la salade tomate mozzarella se marie bien avec le rosé, elle est parfaite, je ne sais pas qui l’a fait, je n’ai pas envie de demander, « et tu te souviens l’an passé quand Luc est entré dans le trou, la tête en avant… », il y a le cri d’un oiseau, et un autre qui semble lui répondre, « …ouais son concert était pas mal, mais celui de Françoiz Breut était mieux, plus intense… », le bruit d’une voiture, sûrement des hollandais qui rentrent de leur ballade, la nuit va bientôt être là, entière, pas comme en ville où on en a que des morceaux, une vraie nuit, « Tu peux me chercher un pastis ? », c’est Corinne qui me parle,
– Parce que tu ne peux pas y aller toute seule.
– oh, allez !
– Non, je suis trop bien assis.
– Elle se lève en souriant. Je regarde son tee-shirt qui glisse de son épaule, elle n’a pas de soutien-gorge.
Une nuit d’été, une lune pleine, des étoiles.
Puis plus personne ne dit rien, puis Luc dit « Ouais ! Enfin bon… » ce qui fait rire tout le monde. Un rire nerveux provoqué par la sensation diffuse que ça ne va pas continuer ainsi, que ça ne peut pas. Ce n’est qu’un souffle, une pause, une respiration avant le retour de l’ordre des choses.
Et puis quelqu’un dit « et si on écoutait la radio ? » Je me retiens à ma chaise pour éviter de tomber. Mes nerfs se tendent, au bord de la panique, je réponds.
– C’est pas une bonne idée, ça ne sert à rien, on ne doit rien capter dans ce coin…
– Peut-être que si, on doit bien chopper les infos à un moment.
– Mais pourquoi tu veux avoir des infos, on n’est pas bien ici, pour une fois sans entendre parler des guerres, des faits divers sanglants, des mesures gouvernementales à la con ?
– Hum !
Et Antoine se dirige vers le poste, tourne la molette, les battements de mon cœur s’accélèrent, il ne faut pas que. Le poste n’émet qu’un crachin, et des voix lointaines, indéchiffrables.
– Bon tant pis ! Je vais remettre de la musique…
Je respire. Marine pose sa main sur mon bras, elle semble s’y sentir bien.
– Ça  va ?
– oui, juste des démons qui reviennent.
– Oublie-les, on est tranquille là, tu vois des démons se pointer dans ce petit paradis, l’habitation la plus proche est à deux kilomètres.
Sa main ne me quitte plus. Tant mieux, ça m’apaise et me permet de réintégrer la soirée, de voir Corinne qui envoie son verre d’eau au visage de Luc, je ne sais pas pourquoi elle fait ça, mais Luc se venge en prenant la carafe. Si seulement nous avions pu ne jamais devenir adultes… Une bataille d’eau, des cris, des rires.
Marine me chuchote « tu veux dormir avec moi ce soir ?
– Tu ne dois pas te marier dans quelques semaines, toi ?
– Dans quelques semaines, c’est dans quelques semaines, ce soir je veux dormir avec toi. »
Il fait doux ce mois de juillet. Même la nuit, très tard.
Je suis Marine dans un escalier sombre. La chambre. Des toiles d’araignées dans les coins, quelques livres anciens sur une mini étagère, une imposante armoire face au lit.
Elle s’assoit, elle est habillée d’une robe d’été rouge ornée de fleurs jaunes, et d’un pull marine troué.
Je suis nerveux d’habitude à ce moment là. Ce soir, non, je me sens bien, tout va lentement. La pièce est éclairée d’une lumière jaunâtre provenant d’une vieille ampoule tachée de moucherons.
Elle est assise, elle me regarde, pour elle, pour moi c’est la dernière fois. Nous le savons tous les deux, plus tard, nous ne quitterons plus la nuit.
J’enlève son pull, sa robe ne cache pas grand chose mais elle n’a rien à cacher. Elle retire ce tissu en trop.
Elle se couche nue sur le lit, elle semble émue comme pour une première fois, un peu gauche, ça me touche.
Elle me déshabille doucement de ses doigts fins.
Je lui caresse le visage, elle commence à me branler, ses doigts sur mon sexe qui se dresse, tout fier.
– Tu sais, je crois que j’ai fait une connerie, en te voyant là nue sur le lit, je me dis que j’ai peut-être fait une connerie…
– Laisse-toi faire ! Et tais-toi !
– Tu sais, c’est ma dernière nuit…
– Alors, profitons-en !
Je ne dis plus rien, elle a raison.
Et je sens son souffle dans ma bouche, son souffle sur ma nuque, son souffle qui descend sur mon torse, son souffle sur mon sexe. Je sens ses lèvres qui suivent le même chemin.
Ma bouche contourne la naissance de ses seins, je remonte, son téton durcit sous ma langue. Je la mordille, ma main descend sur sa cuisse, entre ses cuisses, j’aimerais la sentir totalement, de sa bouche à son sexe, être dans sa peau.
Et j’entre en elle, pour une fois sans aucune angoisse.
La tête sur son ventre, entre son nombril et son pubis, je fume une cigarette, tant que c’est encore permis. Sa sueur coule de son ventre à ma nuque. Elle dit :
– Moi aussi je suis en train de faire une immense connerie, ce mariage…
– Je croyais que vous vous mariez juste pour les points, pour ta mutation… Alors ?
– Oui mais justement, cela me fait peur, commencer à réfléchir en terme de points, de mutation, d’avenir, ce genre de choses. De me dire qu’il faut que j’accumule tant de points en tant d’années pour me retrouver à tel endroit. Ce n’est pas dramatique, mais cela n’a pas de sens. Tu comprends, cela n’a aucun sens.
– Comme le reste…
– On peut pas dire mais tu es toujours aussi fort pour remonter le moral.
Je souris.
Remonter le moral, cela n’est pas simple, je n’ai pas ce courage.
– C’était quoi la connerie dont tu me parlais avant qu’on baise ?
– C’est un peu compliqué à expliquer…
J’ai besoin d’une autre cigarette. La fatigue m’étourdit, j’aime les nuits blanches, le corps qui ne résiste plus.
– A quoi tu penses ?
– J’attends, ils vont bientôt venir.
– Qui ils ?
– Tu sais avant de venir ici, je faisais une dépression…
– Je sais.
– Tu comprends, tout pouvait continuer comme ça… Ni bien, ni mal, tiède. Il fallait que ça cesse, et ce putain de rituel de venir ici tous les ans. Ici on a le temps de réfléchir à sa vie, on a le temps de sentir à quel point tout part en n’importe quoi… A toute cette merde !
Je regarde par la fenêtre, le jour arrive déjà, je vois Luc assis sur le béton de la terrasse, une bouteille de bière à moitié vide à ses côtés. Il remue la tête, hébété par l’alcool. Des oiseaux piaillent, des petits cris atroces, j’ai envie de vomir.
Je me retourne, regarde Marine, nue en chien de fusil, elle lutte pour ne pas fermer les yeux et céder au sommeil. Elle semble infiniment triste, elle n’est que fatiguée.
J’aime la voir s’endormir. Son visage s’adoucit, ses lèvres ébauchent un sourire.
Des éclats de voix à l’extérieur, je me remets à la fenêtre. Je vois Aurélie qui court vers la maison, elle parle à Luc :
– Putain il faut qu’on planque le shit, il y a des flics de partout…
– Comment ça des flics de partout ?
– Je me baladais au-dessus, et j’ai vu deux camions de flics monter vers ici. Deux camions pleins…
– Et alors, ça n’est pas pour nous…
– Mais il n’y a personne dans le coin à part nous.
– Oui mais deux camions de flics pour du shit, ça me semble un peu exagéré…
– Avec le délire sécuritaire actuel, on peut s’attendre à tout.
Tout se passe à peu près comme je l’imaginais, ils ont mis deux jours pour me trouver. Ils auraient pu me laisser profiter plus longtemps de cet endroit, du matin, de la conversation de mes amis, mais c’est bien que les choses aient une fin.
Je mets mon jean, ouvre mon sac, je prends le 9 mm que j’ai emprunté au flic qui saignait sur la chaussée. Je n’aurais peut-être pas le temps de m’en servir mais peu importe. Marine me regarde, étonnée.
– C’étaient des flics, je ne sais pas ce qui m’a pris, une envie soudaine, le premier était petit et gros, serré dans son uniforme, il avait posé l’arme sur le toit de la voiture, j’y ai vu comme un signe…
– Comme un signe ? C’est quoi ces conneries…
– Attends !, je t’explique juste… le deuxième regardait sa moto. Ils discutaient, ils ne pensaient pas que le danger puisse venir de moi, ils ne m’ont sûrement même pas vu, j’étais près d’eux mais ils ne m’ont sûrement même pas vu. On ne me voit jamais. Et puis c’est venu comme ça… Bang, bang, bang, il y avait du sang, des morceaux d’os. J’ai pris l’arme de l’autre flic, j’ai couru, fais mon sac et je suis parti pour ici.
– C’est stupide !
– Je sais. Je sais que c’est stupide. Il fallait que je marque une rupture, ça ne pouvait pas continuer ainsi. Cette non-vie. Il fallait que ça s’écoule, putain !… L’oppression partout, mes nerfs étaient tenus de l’extérieur, je ne sais pas si tu comprends, si tu peux comprendre… Maintenant, je me sens bien, comme je ne l’ai jamais été. Je suis sûrement une star en ce moment, mon visage doit s’afficher sur les murs des commissariats, un avis de recherche doit circuler, mais ça n’a pas d’importance, rien n’a d’importance… pour une fois cela ne me pèse plus, au contraire, tout est léger… comme le pistolet que j’ai en main…
Je me lève, Marine me dit, d’une voix gelée : « tu ne peux pas partir comme ça ! » Je prends l’escalier, mes doigts serrés sur le pistolet, Aurélie s’écarte sur mon passage « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe, Merde ? » Je ne réponds pas. Je traverse la terrasse, je tremble un peu, Luc baille, il ne se rend pas compte, il est dans son ivresse, Corinne accourt à moitié réveillée, en chemise de nuit, on dirait un fantôme, les autres ne font pas attention à moi, pas encore.
Je les sens. Ils sont là, pas loin, tellement nombreux, tellement plus nombreux que moi. J’avance lentement, comme les héros de western de mon enfance, le soleil est bientôt là, les cris des animaux cessent. J’entends le mouvement des troupes, les ordres, je suis prêt. Je sens une main sur mon épaule. Je me retourne, je vois Marine qui a pris l’autre 9 mm. Elle me dit « Tu as peut-être raison, après tout. » Nous montons le chemin qui mène à la route, ce chemin rocailleux qui tord les chevilles, j’entends mes amis qui nous disent « mais putain, que faites-vous ? », « restez là ! », je vois Hélène à la fenêtre, les mains sur son visage, paniquée, elle vient de comprendre.
Je tiens mon flingue devant moi. Au premier homme en bleu, je tire.




Le petit jour

Une fissure court entre deux pierres, le mur est gris presque noir, mes doigts suivent la fissure, du sang coule sur ma main, du sang coule le long du mur, un cri monte de mon ventre et s’arrête, j’accélère le pas, je ne sais pas où je vais, il fait nuit maintenant, je voudrais être ailleurs, au soleil, près de la mer, mes doigts s’écorchent sur la pierre, je n’ai pas mal, j’ai peur, je cours maintenant, le mur est haut, tellement haut, j’entends quelqu’un, il y a du sang sur le sol il y a du sang sur le mur il y a du sang sur mes mains, on me suit, je me retourne, un homme le visage caché par une écharpe, il tient une hache, une hache immense et rouge, je suis sur une dalle en marbre, allongé, des liens lacèrent mes poignées, mes chevilles, des liens qui creusent ma peau, je suis nu, l’homme tourne autour de moi, je veux hurler mais ça ne sort pas, rien ne sort de moi, je voudrais me recroqueviller, me resserrer, me retrouver en position fœtale, redevenir enfant, courir dans un pré en riant, poursuivre des papillons, et qu’on me prenne par la main, et la hache tranche ma cheville, je vois mon pied qui se détache, la hache s’abat sur mon épaule qui craque, se fend, je ne peux bouger, la hache dans mon ventre, m’éviscère.
Le drap colle à ma peau, je suis torrent, fleuve, je me tiens le ventre, la sueur inonde mon nombril, je me touche le front et essuie de grosses gouttes, mes mèches sont coagulées, je m’assois sur le lit, je me touche le bras, mes mains sont froides, ma peau est chaude, je touche mes épaules, mes jambes, mon sexe, tout est là. Une nausée me distord.
Les volets laissent passer la lumière du jour, par lanières. Je m’habille en me tenant au mur, je me sens bancal, mon slip, mon jean, je ne vais pas y arriver, ma tête tourne, je respire lentement, mon tee-shirt me semble glacé, j’en chie pour mettre les chaussettes, les chaussures, les gestes du quotidien sont souvent si difficiles, si fatigants. Ma tête tourne. Encore. Les murs sont spongieux, semblent couverts de mousse. Je ne me retrouve pas.
Je titube dans le couloir. Je suis poisseux comme au sortir d’une fièvre. Cette putain de maladie qui m’accompagne depuis si longtemps, cette putain de maladie.
Je me tiens devant la porte d’entrée de mon appartement. De mon si joli petit appartement. Je veux me vomir sur le palier. Mais je ne peux décemment pas sortir, l’ennemi est à l’extérieur. Partout. Dehors ça circule, ça va dans tous les sens. Je n’ai pas la bonne vitesse.
Je vais dans la salle de bain, je m’accroche à l’évier, je regarde le robinet qui ne cesse de goutter, rien ne fonctionne ici, ploc, ça m’angoisse, envie de taper ma tête contre la céramique, j’inspire, avale le maximum d’air, expire, ploc, je me regarde dans le miroir, je vois ma bouche déformée, mes lèvres qui sont attirées par le sol, mon aigreur, je me traite de sale con, de bon à rien, si tu savais à quel point je te déteste, si tu savais à quel point… ça ne me défoule pas, il m’en faut plus. Je m’asperge le visage, j’aimerais me rincer, l’eau ne peut atteindre les viscères, laver mes os, ma substance blanche, mon corps calleux, ma moelle épinière, tous ces morceaux… De la merde.
Je retourne dans ma chambre en traînant des pieds, en traînant des jambes, des épaules. Je m’assois sur le lit, tiens ma tête entre les mains. J’inspire, expire. Je me redresse, quelques secondes, un espoir puis m’effondre à nouveau.
Je m’allonge, je veux m’enfoncer, disparaître. Je touche quelque chose.
Une bosse sous une épaisse couverture, comme un long ver, des cheveux blonds émergent, un cadavre ? Je découvre le corps en tremblant. Une femme, une femme nue allongée sur le ventre, des fesses rondes sous un dos maigre aux vertèbres apparentes qui arrachent presque la peau, des fesses qui font un toboggan de chair, je n’ose toucher, j’approche ma main à quelques centimètres mais je ne peux aller à son contact. Je ne veux pas m’écorcher, ni l’écorcher.
Elle bouge. Je sursaute. Elle se retourne. Elle a des petits seins tout près des os. Elle étend ses bras, cligne des yeux, elle marmonne : « hum, j’ai bien dormi… ». Elle a de la chance, comment a-t-elle pu alors que j’étouffais là, juste là, à ses côtés ?
Elle se lève, met une chemise de nuit qui s’arrête à mi-cuisse.
Je la regarde, ses pieds nus et fins et le reste. Je la reconnais, je vis avec elle depuis des années.
Claire partage mon lit tous les soirs, partage mes nuits, pour ce qu’il y a à partager, il faut croire que je sais être supportable, que je sais faire bonne figure, faire semblant.
Elle ouvre les volets, le soleil entre dans la pièce, me brûle.
« Tu as mis ton tee-shirt à l’envers, on voit l’étiquette… », je ne réponds pas.
« Tu as mauvaise mine ce matin… » Tu ne vois donc pas. Tu ne vois pas que ça merde, à quel point ça merde de partout, toi, moi, mon travail et puis ce truc qui me bousille toutes les nuits. J’ai des difficultés à respirer, à m’exprimer, tu veux que j’extrais mon cerveau, que je l’arrache moi-même, tu veux en voir les crevasses, vas-y bouffe-le !
« Qu’est-ce que tu marmonnes… Tu n’as pas l’air dans ton assiette, dis quelque chose ! » Elle ne se rend pas compte. Si je commence à parler, si j’ouvre les vannes, alors tout va sortir, la gerbe et le reste, un flot ininterrompu, de quoi te noyer, il faut que je retienne, que je continue à construire le barrage, de plus en plus solide, de plus en plus épais. Je peux ainsi sortir sans risque, je ne vois rien, ne ressens rien.
Mais là je ne peux plus. Je n’y arrive plus. Je n’y arrive tout simplement plus.
Ça fait comme des vagues. Des souvenirs, moi au milieu de la cours, et le monde autour, moi avec un cartable tellement lourd sur mes épaules maigres, et puis tous qui s’amusent, et je les regarde, la cour est grande, je me rappelle, j’avais peur.
Un enfant rêveur, le maître disait que j’étais un enfant rêveur.
Elle se dirige vers la cuisine, je la suis à la trace, elle prend un bol, met du lait à chauffer, s’assoit. Je m’assois en face d’elle, ne la quitte pas des yeux. Je pourrais être un chien, j’aimerais être un chien. Je poserais ma tête molle sur ses jambes.
« Tu as acheté du pain ? », je ne réponds pas, « putain, tu avais promis », de quoi parle-t-elle ? Le pain, la boulangerie, dehors, je n’irais plus, c’est la guerre, l’hécatombe, la sauvagerie permanente. Je réponds pas. Je reste prostré sur la chaise.
– J’ai l’impression que je vais avoir du mal à te parler ce matin…
– Tu sais, je fais ce rêve toutes les nuits…
– Ce rêve… Quel rêve ?
– Ce rêve… toutes les nuits… il y a un type qui me poursuit sans cesse …
– Comment ça ?
– Un type qui me poursuit, qui veut me… le même cauchemar, je ne sais pas ça fait combien de temps que je le fais… je me demande si je ne l’ai pas toujours fait, comme une bête à l’intérieur qui me ronge…
– Je t’entends pas très bien, tu marmonnes…
– Je ne sais pas depuis combien de temps. Alors je dors mal… Il a une hache ou une autre arme, un truc qui coupe, qui tranche… Je ne sais pas quand ça a commencé la grande perturbation mondiale, je ne suis qu’un bout de la chaîne, une immonde petite merde, une merde parmi les autres merdes…
– Je comprends rien à ce que tu me dis…
– … Et toutes les nuits… il y a ce type… Je ne sais pas qui il est. Je ne vois jamais son visage. Ça peut être n’importe qui…
– De quel type tu parles ?
– Je me tais.
Et puis je dis
« Ça va. Ne t’inquiète pas pour moi. Il ne faut jamais s’inquiéter pour moi. Ça va. »
Elle ne dit rien. Elle ne semble pas convaincue mais elle fait avec. Elle se remet à manger, des biscottes puisqu’il n’y a pas de pain… Avec ce qu’il reste de beurre. Elle fait avec.
Je n’aime pas les petits déjeuners, me lever le matin, me lever tout court.
Il faudra qu’un jour je prenne les armes.
Elle passe sa main sur ma nuque pour me faire sentir qu’elle comprend que je ne vais pas très bien, qu’elle est là, qu’elle me soutient. Ses doigts sont glacés. Elle est peut-être morte. Je parle peut-être avec une morte. Elle sourit. Puis me dit d’une voix enjouée.
« C’était pas mal hier soir, non ? » Hier soir, de nouveau le brouillard, je ferme les yeux, rien ne me revient, je me concentre, ça crée une douleur, tout s’efface si vite, je me souviens juste de l’homme à la hache, avant c’est brouillé, on a regardé la télé, elle a dû me parler, j’ai dû lui parler de ma journée au travail, de mon travail…
« Tu ne vois pas de quoi je te parle… Heureusement que je ne me vexe pas facilement. Attends je vais t’aider… » Un jeu ? Trop cool, je suis totalement dans l’ambiance pour jouer aux devinettes, elle ne se rend vraiment pas compte. Elle continue ses efforts pour me faire penser à autre chose, je la vois gesticuler tout là-bas.
« Tu te souviens pas de cette table, moi dessus… » Elle prend une voix qu’elle doit imaginer coquine. Et puis ça me revient. Ses seins qui frottent sur la table, ses mains qui se retiennent aux bords, ses gémissements, ses fesses… et moi qui… Ça m’angoisse.
Je lui fais un sourire pour lui dire que ça va, je me souviens, et surtout qu’elle cesse ce jeu.
Mais elle se sent encouragée, elle pose sa main sur ma jambe, elle se penche, le tissu blanc se détache de son torse pâle, elle approche ses lèvres, je plonge ma main sous sa chemise, attrape son sein, et puis non, je ne veux pas.
Je la repousse.
« T’es vraiment chiant. » Un silence.
– Je suis désolée… Je voulais juste te changer les idées…
– Bien essayé.
– Hum, de toute façon on n’avait pas le temps, il va falloir que t’ailles au travail.
Le travail. Un immeuble blanc, une porte vitrée, un bureau, un ordinateur, et puis des gens, et puis je tape des lettres, des rapports toute la journée. C’est pour ça que suis debout. Pour aller travailler. Je ne veux pas qu’on me guillotine. Je n’ai rien fait, je suis innocent, cher Tribunal Révolutionnaire, j’ai toujours soutenu la cause, pourquoi vous voulez m’envoyer là-bas, j’ai jamais tué personne, je n’ai jamais rien fait de mal, j’ai toujours été un garçon bien élevé, poli, toujours tellement conciliant, il faut bien vivre en société, savoir vivre en société, je ne veux plus y retourner, je sais que c’est le lot de tous, que ça ne sert à rien de protester, pourquoi moi j’aurais une permission et pas les autres, je m’en rends compte, je demande beaucoup, mais je ne peux pas… Je vous jure.
Enfant, je rentrais à l’école primaire, j’avais six, sept ans, je me tenais aux portes, je ne voulais pas y aller, je m’accrochais à tout ce qui dépassait, on me traînait, je criais, je hurlais, je pleurais, je ne comprenais pas pourquoi… je me sentais arraché. Quand je raconte cette épisode à mes amis, ça les fait sourire, ils ne se rendent pas compte à quel point ça n’a jamais cessé. Le grand massacre.
Je ne veux plus aller au front.
Je veux déserter.
Il faut que je trouve un endroit où me réfugier, un placard, où alors sous la table mais ça ne suffira pas, on me retrouvera toujours.
Je me souviens hier au travail, un collègue, on dit comme ça, un collègue, à trois bureaux de moi, il m’a dit un truc désagréable, il a sous-entendu que je foutais rien, oh rien de grave mais tout m’a semblé tout d’un coup très instable. Tout s’effritait.
Ma vie.
Tout le monde fait ça, non ? Tout le monde se lève tous les matins, j’en vois en face, de l’autre côté de la cour, une fenêtre, de la lumière, il y a une famille, tous déjà debout, tous le nez dans leur café, leur chocolat, peu importe… Tous prêts.
C’est hier je crois que j’ai compris que je ne m’échapperais pas, je me disais toujours qu’à un moment je bifurquerai vers d’autres territoires, des prés, la verdure, une piscine, enfin je ne sais pas, des femmes amoureuses, le soleil, la mer, mais il n’y a aucune raison il faut se rendre à l’évidence, il n’y a aucune raison que ma vie change.
Alors tous les matins, la tuerie.
Je me souviens, je pleurais « je ne veux pas y aller, je ne veux pas aller à l’école… » j’avais six, sept ans pas plus, je ne sais plus ce qui me faisait peur… J’aimerais pleurais à nouveau, et qu’on vienne me rassurer « Ne t’inquiètes pas mon petit, mon tout petit, tout va bien se passer, tout va bien se passer… » Tu sais, si je m’engouffre à nouveau dans la boîte, l’usine, je n’en sortirais pas, ils me garderont, je ne pourrais jamais plus m’enfuir.
Je suis tétanisé, je ne bougerai plus, c’est fini.
J’avais six, sept ans pas plus et je comprenais que ma vie se résumerait à des murs, à des portes, à une prison douce.
Et j’entends sonner, Claire tressaille. Ils viennent me chercher, ils ne veulent pas que je reste, j’aimerais tant essayer de dormir, trouver la paix, ils ne veulent pas, c’est normal, je n’ai pas le droit. Je comprends tout à fait, ils veulent m’emmener au travail.
Je dis à Claire que je n’irais plus. Je me lève, je prends un couteau, un couteau de cuisine avec une longue lame tranchante. Je n’irais pas.
Je me dirige vers la porte d’entrée. J’ouvre. Deux hommes, ceux qui viennent me chercher. Un petit à lunette avec un gilet marron, un manteau pardessus, et un grand avec des sourcils épais, coiffé très propre, la raie sur le côté, comme un enfant qui aurait grandi d’un coup… J’avais six, sept ans, pas plus. Il a une écharpe sur le nez, une écharpe grise. Il fait froid dehors.
Je serre le couteau… Je ne les vois pas, les entend mal, mes yeux sont liquides, j’entends « est-ce que vous croyez en Dieu ? », le couteau se plante à la base du cou de l’homme au gilet marron, un jet de sang, ses yeux affolés… Claire crie… Ses mains fines couvrent sa bouche, elle me regarde effrayée, il n’y a pas de quoi, l’autre homme n’a pas bougé, il a laissé tomber son livre, une bible sur le sol.
Je retourne dans la chambre. Il y a du brouhaha dans l’entrée, cris et pleurs mêlés. Je me mets dans mon lit.
J’entends les bruits au loin, je sais que je ne vais pas aller au travail avant un bon moment, je mets la couverture sur mes épaules, je suis sur le côté, je prends mes genoux dans mes bras, les serre sur mon torse, du sang poisseux coule sur mes mains. Je me sens bien.




Elle danse, moi pas

… et l’ampoule du couloir, la seule allumée, jette juste assez de lumière dans le salon, la sueur scintille sur la peau, les peaux, un mec enlève son tee-shirt et montre son torse luisant, l’offre aux regards mais tout le monde s’en fout, une fille agite ses épaules, ses mains, ses seins, elle semble en transe, ses yeux sont fermés, je ne sais pas ce qu’elle voit, elle a les doigts de pieds très fins, osseux, un anneau cercle le deuxième orteil, je bois un verre de rouge dégueulasse, je me fais chier, une dénommée Roseline hurle que c’est de la musique de merde, qu’il faut mettre autre chose, un truc plus speed, elle a un haut noir qui découvre son nombril, elle a un joli nombril, profond, je pourrais passer ma soirée à regarder les nombrils, ou les mains, ou autre chose, les fesses sous les jeans, les jupes courtes, les jupes longues ou m’intéresser à l’agglomération, la masse mouvante, ce corps énorme avec sa cinquantaine de membres, j’ai dû mal à compter, moi, je reste assis à l’écart, en bas d’un mur, au bord de la piste, je n’aime pas danser, je ne sais pas… je ne sais pas suivre le rythme, j’ai essayé pourtant mais ça colle pas alors je reste assis, je joue au mec blasé, au-dessus de ça, du simple amusement alors qu’en fait je suis en-dessous et l’autre con renverse de la bière sur mon pantalon, tu m’as pas vu, normal j’étais plus bas, et tout le monde se met à chanter un refrain de Louise Attaque, et tout le monde s’excite ensemble, rit ensemble, une même convulsion, je me demande ce que je fais là, mais il est vrai que je ne suis pas là pour ça.
– Elle est sympa cette fête, non ?
Une nana est assise à ma droite, je ne l’avais pas vue. Elle est brune, trop maquillée, une jupe bordeaux s’arrête au-dessus de ses chevilles. Je hoche la tête, je me roule une cigarette.
– T’as été invité par qui ?
Je montre un brun qui secoue ses cheveux dans tous les sens, il a l’air un peu con, il l’est je crois. Une vague connaissance de lycée que j’ai croisée il y a une semaine dans un bar du centre-ville, il se disait heureux que j’accepte de venir à sa pendaison de crémaillère.
« Ha oui, François… Je l’aime bien, il est sympa, vraiment sympa, toujours souriant, toujours si drôle… A faire des blagues… », elle soupire, « en même temps, j’ai pas grand chose à lui dire… il est toujours trop… un peu… »
Je cherche un cendrier et trouve une canette vide qui fait l’affaire.
– On ne s’est pas présentés. Moi, c’est Isabelle mais tout le monde m’appelle Isa. Et toi ?
– Georges.
– Georges ?
– Oui, Georges.
– C’est rigolo…
– Très.
Mes chaussures sont trop serrées, elles me compriment les pieds, c’est le problème avec les chaussures neuves, il faut toujours un temps pour que le tissu s’adapte, j’aurais dû prendre mes vieilles baskets trouées, je serais plus à l’aise, j’ai hésité, je pourrais aussi me mettre pieds nus, je ne serais pas le seul et puis c’est du plancher, le contact du bois avec la peau ça peut être apaisant, se sentir un arbre avec des racines, et la sève qui se diffuse. Mais je ne veux pas être apaisé, ça fait tant de temps que j’attends, que je nourris ma colère, je ne l’abandonnerai pas si facilement. J’ai besoin d’elle pour me donner du courage.
– Tout ça fondamentalement… C’est, c’est… je ne trouve pas mes mots.
Merde, de quoi elle me parle ?
– … un peu superficiel en fin de compte.
J’approuve.
– Tu vois, ça me fait plaisir de voir que je ne suis pas la seule à penser ça. Ce genre de fête, c’est toujours tellement… d’un autre côté, il y a des gens sympas mais à force de les voir… toi, je ne t’ai jamais vu, ça change.
– Ça fait longtemps que…
– En même temps tu as raison. A quoi ça sert, tu discutes, tu discutes, tu danses, tu t’amuses, oui… et pourquoi pas ? Mais tu vois moi ce que j’aime, c’est autre chose c’est établir de véritables relations, c’est…
Elle commence à me déprimer, déjà que je n’étais pas en pleine forme en arrivant. Je bois un autre verre, ce vin rouge me paraît de moins en moins mauvais, il arrache un peu le fond de ma gorge mais il est buvable, suffisamment en tout cas… je ferme les yeux. Les beats de la techno se mélangent à des rires, des cris, des brides de phrases, une bouillie qui cogne dans mes oreilles, vibre le long de mon corps. J’ouvre les yeux. Je suis dans une fête, ça sent la sueur, le parfum et surtout le tabac, un nuage gris commence à envahir la pièce, c’est dans ces nuages là que je me sens le mieux, je peux y disparaître… je rêve souvent d’être invisible pour pouvoir aller partout sans être vu, rentrer dans les maisons, aspirer l’intimité de mes contemporains, me poser dans leur cuisine et rester avec eux sans que l’on ne me demande rien, me faufiler dans les chambres où les couples font l’amour, voir comment ils s’y prennent et pourquoi tout leur paraît si simple, le plaisir, ce genre de choses.
– … et ce sale con qui me dit que je raconte n’importe quoi, t’imagine ? … Oh ! T’as vu le canapé se libère. Allez viens !, on sera mieux installés…
Je la suis, il faut bien, ça tangue un peu, elle me prend la main pour m’aider, je ne veux pas qu’on m’aide.
– On n’est pas mieux ici ?
Je ne vois pas de grand changement, j’avais les yeux au niveau des jambes, je les ai maintenant un petit peu plus haut, c’est sûr la perspective est différente mais… ça remue des fesses presque sous mon nez, ça devient gênant, ça pourrait être agréable, mais tous ces culs, c’est un brin terrorisant, déjà un seul… alors je ne sais où regarder, vers la fenêtre, l’extérieur si loin, si silencieux, et ça remue dans mon ventre, je devrais ralentir ma consommation de… Je m’enfonce dans le fauteuil, si je pouvais me recroqueviller encore plus, ne pas me faire remarquer, Je tiens mon sac prêt de moi, serré, mon automatique est à l’intérieur. J’essaie d’avoir l’air naturel. Détendu. Ce n’est pas crédible mais ça me donne une occupation. Je suis calme. Calme.
Il est en retard.
Et une nana blonde, un mec brun… ils dansent face à face, souples, gracieux, un joli petit couple, ils doivent s’aimer, se dire des mots gentils avant de se coucher, je les imagine se promener dans les rues, main dans la main, faut pas se lâcher, si mignon, si…
– … c’est trop rigolo sa nouvelle coiffure… En fait, pourquoi tu ne danses pas ?
– Pas envie.
– Moi, j’ai envie… Allez viens, fais pas le timide !
Elle me prend la main. Je la retire.
Fais gaffe ! Ne me provoque pas ! Je pourrais sortir mon flingue maintenant et poum, poum, poum, et au-revoir Isabelle content de t’avoir connue, ce fut cours mais agréable, on avait encore tellement de choses à se dire, des confidences, des secrets. Elle pose sa main sur son cœur, juste à l’endroit où j’aurais visé, fait la moue.
– En fait, t’es pas vraiment un rigolo…
– T’as tout compris.
Elle ne dit plus rien, joue avec une mèche de cheveux qui lui tombe sur le nez. Elle paraît contrariée. Je m’en fous, j’attends. Et l’autre qui n’est toujours pas là. Il a oublié ? Je me sens nerveux, moite, faible. Mes remontées gastriques ne suffisent pas à me divertir. Pourtant il ne faut pas que je pense, si je pense trop, je vais me dégonfler, je dois continuer à faire comme si j’étais un invité normal dans une fête à la con. Un blond avec un jean blanc et une ceinture marron se tortille en observant une nana serrée dans un débardeur noir, il n’a aucune chance, elle l’ignore imprégnée par la musique, elle lève les bras, les descend, les lève, une prière à la con, il danse en parlant à un type qui lui ressemble, de toute façon, ils se ressemblent tous ici, il s’approche d’elle tout en mouvement, il est content, il est tout prêt, il essaie de la frôler, il est excité, toujours la même chose, je bois un verre, le rythme s’accélère, ça se bouscule, il espère en profiter et se frotter à elle comme si de rien n’était, un autre homme s’interpose en souriant, tout ça me dégoûte, j’ai envie d’en finir, et l’autre con qui n’est toujours pas là alors qu’il est bientôt dix heures. On naît, on s’agite un peu et on meurt, il n’y a rien d’autre.
Et là au milieu, harnachée d’un tee-shirt gris qui lui moule les os, une femme danse tendue, le corps en bordel, elle s’effondre à chaque pas, personne ne la voit, des groupes se forment, se déforment sans elle, elle reçoit des coups de coude, on lui marche sur les pieds, oh rien de méchant, ce n’est pas le genre de la soirée, alors elle se pousse, se déplace, laisse de l’espace aux autres, les autres prennent tellement de place, elle se recroqueville sur les derniers centimètres qui lui restent, tout le monde la bouscule, personne ne peut vraiment la toucher.
Dieu qu’est-ce qu’elle a maigri.
Élodie.
Elle me voit, elle s’immobilise, son visage s’éclaire. Elle traverse la pièce et se pose devant moi les mains sur les hanches, elle m’observe, me dévisage, y cherche quelque chose, m’envoie un sourire mal défini, une ligne entre ses lèvres, brisée aux commissures.
Puis s’assoit. Juste à côté, se roule une cigarette et fixe la salle. Mon souffle est coupé. Tu n’es pas là par hasard, n’est-ce pas ?, tu es un ange gardien envoyé pour m’aider à accomplir ma tâche, je me sentais seul, si seul, tu ne peux pas savoir, je commençais à hésiter, à me dire que ce sera insurmontable mais tu me tiendras la main, tes doigts mêlés aux miens pour appuyer sur la détente, tu m’as toujours aidé, tu te souviens comment on se soutenait, tu te souviens à quel point on était proche, jusqu’à ce que.
– Je suis contente de te voir. Qu’est-ce tu fous là ?
– Je pourrais te poser la même question. Je ne savais pas que tu aimais ce genre d’ambiance… Tu es venue pour…
– … pour assister au désastre.
– Ben tu ne vas pas être déçue.
– Ah. Tant mieux !
Elle ne semble pas étonnée. Elle n’est jamais étonnée. Tout glisse sur elle, ou la traverse sans laisser de trace. Elle passe sa main dans mes cheveux, les tire dans tous les sens.
– Ça fait longtemps…
Juste six ans. Six ans que je vis terré, que je ne sors plus trop, cette violence que je retiens et bute contre ma peau, crée des cloques à l’intérieur et la violence des autres, le flux qui sort de leurs yeux, de leur bouche, ce flux qui peut à chaque instant m’anéantir. Six ans de panique, à essayer de tout contrôler, surtout ne pas me laisser surprendre, c’est passé vite, quand tous les jours se ressemblent, à force de vouloir arrêter le temps, il m’a doublé, il allait plus vite que moi, jusqu’à aujourd’hui. Ce soir ça va s’inverser, le temps va se retourner, je vais retrouver ma respiration, je vais me réveiller. Revivre.
– Alors toujours pas heureux ?
– Non, et toi ?
– Ben… Non plus.
– Alors tout va bien.
– … On peut dire ça… Tout va pire.
Elle ne cesse de tirer sur sa cigarette. Aspire de longues bouffées. A chaque fois ses joues se creusent.
– Tu deviens quoi ?
– Bof, moi tu sais… toujours la même merde, je flirte toujours avec l’enfer…
Sa voix se casse, sa cigarette tremble entre ses doigts, tellement lourde. Elle s’essuie le front. Des trouées de lumière découpent son visage qui blanchit par intermittence.
– … tu sais, je crois que je suis assez douée pour me prendre la tête…
– Moi je n’y arrive même plus.
– A quoi ?
– A me prendre la tête.
Elle sourit franchement, elle se détend. C’est le moment, je peux lui annoncer mon projet, pas besoin de fioritures, de circonvolutions, il faut que je lui dise d’un bloc.
– Il faut que je te dises…
– Oui ?
– … il faut que je te dises, je ne suis pas venu là pour le plaisir de bouger mon corps… ou pour discuter de conneries avec tous ces crétins qui s’éclatent, tous ces cons là. Tu te rappelles Bernard ?
– Bernard ?
– Oui, Bernard Deschamps.
– Bien sûr. Comment l’oublier.
– Ben ce connard doit venir ce soir. François lorsqu’il m’a invité me disait de venir parce qu’il y aurait des anciens, des anciens, j’te jure, quelle horreur !, enfin bref, il m’a dit qu’il devrait y avoir Bernard entre autres… Et là… Et là… Tu sais que je pense souvent à lui… Je fais des cauchemars où je revois sa sale gueule de… de…
– Je sais.
– Tu te souviens comment il était, comment il m’a toujours… comment il m’a toujours…Bref, dans mon sac, il y a une arme, un flingue, et quand Bernard sera là.
Elle ne dit rien, mes dernières paroles en suspend, elle soupire et me tend une bière. Pourquoi pas.
– J’imagine que tu as pensé aux conséquences ?
– Je sais ce qui se passera après, mais peu importe… C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour relever la tête… Je pourrais renaître, être quelqu’un d’autre. Tu comprends, c’est l’occasion, c’est le moment, il faut que… C’est peut-être la seule chance qu’il me reste, la dernière, je sais que tu comprends…
– …
– Tu te souviens comment il nous parlait ? De son mépris.
– Tu as raison, fais-le !
Sa détermination me touche.
Je le vois. Il est là. Je ne l’ai pas vu rentrer, putain, je suis pas doué, je n’ai pas encore le niveau pour passer un diplôme de tueur. Il est dans la pièce, il jette un œil autour, il se redresse, sûr de lui, le mâle dans toute sa puissance, il n’a même pas besoin d’en faire trop, il dit bonjour à droite, à gauche, fait un signe vers nous, mes poils se hérissent, il ne se souvient pas ou quoi, puis il se met à danser, les gens s’écartent autour de lui, toute cette assurance.
Il y a dans les yeux d’Élodie autant de haine que dans mes bras, mes mains, elle pulse sur ses orbites, elle frémit sur ses côtes, elle s’engouffre dans mes veines, elle me portera…
– Tu te souviens la fois où… la fois où… J’étais allé aux chiottes. J’étais assis en train de… et l’autre là qui ouvre la porte qui était mal fermée moi j’étais assis sur la cuvette, et Bernard qui s’approche, qui fait comme si j’existais pas, qui me pisse dessus, et j’entendais les rires dehors… j’entendais, j’étais paralysé, c’est à ce moment là que j’aurais du…
– Je me souviens, j’ai vu la scène de loin. Je te l’ai jamais dit… mais quand je l’ai vu ressortir avec les autres qui riaient… je me suis retournée, j’ai vomi direct…
– Non, je ne savais pas… Depuis ce jour là, j’ai de l’eczéma sur mon ventre, je ne sais plus rien faire…
– Tu ne sais plus rien faire ?
– … je peux te dire, de toute façon… Je suis sorti avec des filles ces dernières années, et impossible d’assurer un minimum… Je veux dire, au niveau cul… impossible de bander.
– Tue-le ! Ca ira mieux.
Nous ne disons plus rien. Pas besoin. Je regarde ma cible parader, rire, je l’imagine à poil, le sexe énorme, les nanas à ses pieds, son corps musclé, ses abdominaux aussi durs que… Je bois un autre verre. Et ça danse encore, ça n’en finit pas, et il a l’air si à l’aise. Je plonge la main dans mon sac, je caresse le métal, je me sens tremblant, des sueurs froides. Et j’entends son rire, le même que ce jour là, ce rire fort du type qui n’a pas peur de déranger, ma main se crispe…
Et Élodie me chuchote :
– Vas-y ! Vas-y !
Je ne peux pas, pas encore, pas tout de suite. Je dis à Élodie de garder mon sac, je me dirige vers les toilettes, mon corps vit sans moi, il est brassé en tout sens.
Il ne faut pas que je faiblisse, pas maintenant. Je me suis passé la scène des milliers de fois, ce ne devrait pas être compliqué, je me mets derrière lui, il fait sombre, j’appuie, je le vois se tenir le ventre, son sang sur le parquet, l’incompréhension dans son regard, les cris autours et ma volonté, mes yeux de tueur…
Je pisse, la cuvette bouge, tourne en rond, s’envole, pas très haut mais quand même, il faut que j’arrête de boire. Je retourne à ma place, écrase des pieds, me retient à des ombres, ça ne va pas très bien. Je me rassois, Élodie est là, ses yeux m’implorent. Ils me disent « Vas-y ! Vas-y ! Tue-le !, cette crevure… Cette crevure qui ne perdait jamais une occasion de nous humilier, toutes ces années de lycée, toutes ces années de honte… »
Il faut que j’agisse, mes bras sont bloqués, mes muscles ont durci, je ne peux pas… Je le vois, juste un pas à faire, me mettre au milieu de la foule et. Je ne peux pas.
Elodie pose sa main sur mon bras, ses os sur ma peau, elle me dit dans un souffle « fais-le pour moi… », et je la vois décharnée, et je comprends que si j’agis elle aussi sera vengée. Mais je ne peux pas. Je reste immobile, du plomb a été coulé dans mes fesses, ou de la pierre. Solide. Je ne peux me lever, mes jambes se dérobent. Je durcis et fond en même temps, la sueur coule à flot sur mon front, sous mes aisselles. Élodie a compris, elle tente un sourire désolé. Je suis attaché au fauteuil devant Bernard qui s’amuse, danse. Aucun morceau de mon corps n’est mouvant. Je m’enfonce.
Bernard s’approche de nous. Mon flingue n’est pas loin. C’est le moment. Putain mais bouge-toi ! merde. Tue-le ! Il ne me parle pas. Ne me voit pas. Il regarde sa montre. Il dit à Élodie. « C’est un peu chiant cette fête, non ? Si on allait se coucher, je me lève demain, il est tard.» Elle répond « oui… » et en se tournant vers moi, « trop tard ! » Et elle se lève, très lentement le suit, éteinte, arrivée dans l’entrée, elle se retourne, hausse les épaules. Et ils partent.
Mon cœur frappe mes tempes, se fragmente, je sens le vin rouge revenir sur ses pas, traverser ma gorge à nouveau.
Et merde…




La Grisaille

Un grenier. Une poutre. Une corde. Tout est en place. Bien en place. Je me vois balançant, le cou brisé. Mes pieds qui ne touchent plus le sol, mon corps accroché, dans le vide, enfin léger. Je vois ceux qui me trouveront ainsi, les cris d’effroi, les larmes, une femme de vingt, trente ou quarante ans, les mains sur la bouche pour étouffer un son qui de toute façon ne sort pas, et puis la surprise, les commentaires. Lui, si gentil, sans problème, lui qui avait toujours ce sourire aux lèvres, ce sourire poli, lui qu’on n’avait pas vu depuis si longtemps, je ne savais pas qu’il allait si mal, il paraissait parfois fatigué, c’est vrai, souvent un peu malade, absent, mais on ne savait pas… on ne savait pas ce que ça cachait. Chers amis qui m’avez oublié, je me rappelle à vous. Et j’espère que le tremblement sera violent.
Une table, une chaise, je m’assois devant une feuille, un stylo noir à la main, pour la postérité, ma postérité. Toutes ces phrases que je me suis répétées encore et encore pour le jour où, je déciderais qu’il faut bien cesser, toutes ces phrases, mes dernières pensées, qui ne sont aujourd’hui qu’un brouillon, je dois faire le tri. Je me lance. « A vous tous, surtout à toi ma chère Julie, je vous remercie de ne pas m’avoir soutenu toutes ces années… » Ce ton mordant, cette ironie glaciale avec mon cadavre qui pendouillera à côté, ça aura de la gueule. Je continue. « Grâce à vous, j’ai trouvé le courage de met… » Merde, plus d’encre ! C’est pas possible ! Je frotte la bille de mon stylo sur ma semelle et puis rien, il ne marche plus, ce connard ! Il m’a pas attendu, ce putain de stylo de merde, c’est toujours comme ça, fait chier… J’aspire doucement, pas le moment de s’énerver. Mais c’est contrariant. Très contrariant. Il n’y a qu’à moi que ça arrive ce genre de truc ridicule, on a décidé de m’emmerder jusqu’au bout, jusqu’à mon ultime seconde. Je ne suis plus à ça près. Je ne peux quand même pas partir comme ça, avec cette lettre avortée. Ça ne se fait pas. J’essaie de presser le tube du stylo pour qu’il crache encore quelques gouttes, celles-ci jaillissent sur mes mains qui se tachent de noir. Au bout de la corde, les doigts plein d’encre comme un môme un peu gauche à la sortie des cours, ça renforcera la touche pathétique. Comme le môme que j’étais, toujours sale, et si maladroit, pas droit dans ses pompes, prêt à tomber sans cesse. Le poids du jour, putain, le poids du jour parfois. Ça ne m’a pas quitté. J’aimerais tant réussir ma mort. Au moins ça. Mais mon stylo ne veut plus rien savoir. Pas le choix, je dois en acheter un autre.
Je descends l’escalier en chancelant. Ivre de ne pas être encore mort. Dans la rue, il fait froid. Ou tiède. Je ne sais pas. Les passants, les voitures, les murs sont agglomérés ensemble, en une masse compacte. Tout est mêlé en un tout extérieur à moi. Je ne fais pas partie du monde. De ce monde là. Je rampe jusqu’au supermarché, le nez au niveau du sol, la face qui frotte le bitume. Presque. Les gens sont si grands, si haut, si sûr d’eux, si sûr d’être.
J’arrive, à bout de souffle, devant les vitres du magasin. Faire centre mètres est devenu difficile, mon espace vitale s’est restreint.
Bienvenu au paradis, les lumières me brûlent, la musique entrecoupée de voix surexcitée, aiguës me lacère des oreilles aux tympans. Je n’aime pas les supermarchés, mais je n’aime pas plus les petits marchés de quartier soi-disant si charmants avec ces types qui gueulent sans cesse, je n’aime pas les petites épiceries, les librairies, etc., tout la même merde, je n’aime pas sortir de chez moi.
Une foule clairsemée se déplace selon un schéma précis, les yeux fixés sur les rayons débordant, je pourrais être pendu, là, au centre du magasin, ils passeraient en poussant leur chariot sans me voir, me contourneraient, il faudrait des heures pour que quelqu’un de moins pressé, d’un peu plus tête en l’air que la moyenne se rende compte de quelque chose d’anormal. Ça me fout le cafard, je veux dire, encore plus. Ces femmes, ces hommes, ces enfants, ces vieux, tous ensembles, tous séparés. A portée, très loin. J’ai peur de me disloquer.
Je ne dois pas rester longtemps ici, l’angoisse me sépare. Je tourne en rond, tout se ressemble, je trouve et prends un paquet de cinq stylos noirs et direction les caisses. Je me mets derrière une file au hasard, une chance sur quatre, je n’essaie pas de trouver la plus rapide, je perds toujours à ce jeu-là. Comme aux autres. Une vieille, presque morte, dans un manteau grisâtre, commence à raconter sa vie sans intérêt à la caissière, ça dure, ça dure, je n’ai pas que ça à foutre. Ils sont plusieurs entre elle et moi à s’impatienter, à lui envoyer mentalement des bombes à fragmentation. Parfum de meurtre. Une envie de sombrer. De dériver sur place. Ça me reprend, la sueur sous les aisselles, les tics nerveux, les tremblements, il fait chaud, froid, je fais des gestes pas normaux, je veux me remettre en place. A nouveau la peur. L’agressivité palpable de tous ces gens autours. Il faut que je rentre.
Je regarde vers la sortie, me concentre sur les moyens de m’échapper. Envie de me mettre nu, de courir, bite à l’air, en criant, envie de campagne, ou alors de taper sur le jeune juste devant moi. Si proche de la mort, je peux en profiter pour dévier un peu, moi qui n’ai jamais su sortir du cadre, toujours à sa place, mais je ne peux briser ce qui m’enserre, ce qui m’étouffe, il est trop tard, bien trop tard pour se mettre à faire le gamin. Alors je regarde mes pieds, mes chaussures noires, cirées, ridicules, le jeune devant moi a des baskets multicolores, il y a pas à dire mais c’est plus gai. Un mec à l’aise dans ses pompes. Connard.
Une femme passe derrière les caisses, les épaules voûtées elle tient à bout de bras des sacs remplis, elle a des chaussures usées, je suis des yeux ses pas heurtés, elle fixe un point devant elle pour avancer, elle croise un homme cagoulé. Il entre, un pistolet mitrailleur dans la main. Il ne ressemble pas à un homme de la sécurité ni à un flic.
Un braqueur. Il marche d’un pas rapide, décidé. Il est un morceau de silence dans le brouhaha ambiant, personne ne le remarque sauf moi. Il fend la foule qui s’écarte pour le laisser passer. Une hallucination ? Non, il tire une rafale vers le toit et des néons explosent en traînées lumineuses. Des gens se figent. D’autres crient. D’autres reculent dans un sens aléatoire. D’autres s’enfoncent, perdent dix, vingt, trente centimètres. Un bébé pleure. Une panique à petite échelle. Je suis statique au milieu de l’agitation inutile. Personne ne sait où aller, je ne bouge pas, ça n’a pas d’importance, juste un contre temps, un enfant se fait traîner par le bras par une mère qui espère trouver refuge au rayon des produits laitiers. L’homme tire de nouveau en l’air. Cette fois-ci plus personne ne bouge.
Ce doit être une sorte de forcené pour venir braquer un supermarché de quartier. Un amateur qui veut se défouler, se sentir maître du monde quelques instants, être au centre de l’attention. Je te comprends, mais ça ne m’arrange pas. Vraiment pas. Tu gueules « Tous au sol ! Allongés, les bras en croix au-dessus de la tête. Et pas d’actes déplacés, je n’hésiterai pas à tirer, je n’ai rien à perdre. » Et moi donc.
Je me sens ralentir, les autres sont déjà au sol. Une vingtaine de personnes, à peine, ahuris, allongés au milieu des travées de chips, de saucissons, de cassettes audio. Tu es face à moi, tu me regardes, désemparé, tu ne sais pas trop quoi faire, je suis un imprévu. Tu pointes ton arme vers moi, mais tu n’es pas convaincu par ton geste, je sens ta douleur, je l’entends en écho, tu sais, toi aussi, la tristesse qui déborde, tu baisses ton bras, respires, relèves ton bras, prêt à appuyer sur la détente. Je souris.
Je pourrais finir ainsi, mon corps cible d’une rafale, l’impact des balles sur mon torse, les giclées de sang, je ferais peut-être le titre des journaux locaux, « l’homme, mort parce qu’il voulait rester debout ! », mais ce n’est pas moi, ça, ce n’est pas moi, je pose un genou au sol, et le reste suit, mollement. Je ne vais quand même pas mourir d’un fait divers.
L’homme tourne en rond, comme s’il ne savait que faire. Prends l’argent, remplis-toi les poches et tire-toi ! Vas-y ! Qu’est-ce que tu fous, bordel ! Tu es là pour ça, non ? Alors sers-toi et vite ! Tu nous vois tous couchés, tu marches entre les corps tremblotant, tu te dis « ça fait des années que j’ai eu envie de faire ça et puis j’y suis. On me voit. Ha ha ! Je suis le mec qui pète les plombs, vous avez peur, hein ! Hein !… Je suis déçu, ça ne ressemble pas à la scène que je me suis passée des milliers de fois dans la tête… Pourtant mon entrée était spectaculaire, exactement comme prévu, je survolais le sol, mais maintenant, je fais quoi ? Même ainsi, une arme à la main, je reste un minable, une petite merde, je ne vais quand même pas tuer un type… Ça ne me ressemble pas… Je ne peux pas partir en encaissant les sommes dérisoires qui doivent se trouver dans les putains de caisses de ce magasin de merde de ce quartier de merde, il faut que je fasse durer le plaisir… ». Nous sommes tombés sur un sentimental. Nous sommes mal partis.
Le sol est froid, dégueulasse de milliers de pas, et je dois mettre ma joue là-dessus. A ce niveau, le monde ne semble ni mieux, ni moins bien, juste un peu plus horizontal, aplani, j’entends des souffles rauques, je sens la nervosité qui passe d’un corps à l’autre, se propage, je sens les cris dans les ventres qui forment des boules, des micros ulcères, eh bande de cons ! pour une fois qu’il se passe quelque chose dans vos vies, vous devriez être heureux, en rentrant chez vous ce soir, vous serez fiers, vous aurez des trucs à raconter à votre femme, à votre homme, à votre moitié, à votre ce que vous voulez, à votre chien, à votre canari, à votre mur, demain au boulot, à l’heure de la pause café, vous serez la star, racontant jusqu’à vomir ce que vous avez vécu, je suis sûr que vous pouvez tenir avec cette anecdote des semaines, des mois, pour l’heure, vous avez peur, ça vous prouve au moins que vous espérez un peu en la vie, toi, le gros, là qui respire tellement fort et répand ton haleine mentholée, tu flippes, tu voudrais être ailleurs, pourtant ce soir tu attendras France 3 Région impatient, tu enregistreras le reportage qui parlera de notre aventure, tu te verras dans un coin de l’image, derrière, essayant de t’approcher de la caméra pour raconter ta version de l’histoire, tu sais que dans ton lit, ensuite, tu passeras ta main sur ta peau, tu te sentiras excitant, Gertrude ou Roberta, ou n’importe quelle nana avec un nom à la con, t’écoutera décrire tes exploits, elle te regardera comme elle ne t’a jamais regardé, elle sentira sur toi l’odeur du sang, de la mort, de la violence, elle n’aura jamais autant eu envie de baiser avec toi….
J’aurais tant aimé l’aimer, l’humanité, j’ai essayé, je vous jure, j’ai essayé…
Allez, tue-les tous, tue-nous tous ! Ça ne changera rien de toute façon, mais pour une fois, je serais mélangé aux autres, chair parmi la chair.
A dix centimètres, le visage tourné vers moi, une femme, la trentaine, les cheveux en bataille, pleure doucement, des larmes éparses sur sa joue. Cette impudeur me gène, je tourne ma tête de l’autre côté mais retombe sur le mec à l’haleine mentholée, je me replonge dans les yeux de la chialeuse. S’il te plait arrête de pleurer, je n’aime pas ça, et pourquoi tu me regardes ainsi ? Ses lèvres s’entrouvrent et se referment à légers intervalles, elle cherche de l’air. Elle me crispe. Chut, calme-toi ! calme-toi ! Je lui souris, un sourire qui se transforme en grimace désolée. Je ne sais pas faire. Elle ferme les yeux, quelques secondes, et les rouvre sur moi. On ne m’a jamais regardé avec tant d’avidité. Elle est allongée, une jupe noire remontée au-dessus des genoux, froissée, je regarde ses pieds, je la détaille, tranche par tranche, la découpe, elle a des jambes fines serrées dans des collants qui ont dû se trouer quand elle s’est jetée à terre, un cul large, un tee-shirt bleu, ses seins sont écrasés sur le sol, son cou est long, dégagé. Elle voit que je la matte, elle pense sûrement que je suis un obsédé, elle se trompe, j’essaie juste de faire entrer cette femme dans ma réalité, pour me prouver qu’elle existe, plein corps. En tout cas, elle me regarde, à la recherche de quelque chose qui me dépasse, elle doit essayer d’oublier ainsi ce qui se passe autour, elle s’accroche à moi, s’accrocher à quelqu’un qui part à la dérive, c’est une drôle d’idée. Elle murmure, tout va bien se passer, hein ? Tout va bien se passer ? Comment répondre… Je lui parle, d’une voix qui ne sait plus dire que merci, au-revoir, bonjour, une baguette, pardon, excusez-moi, un steak, s’il vous plait, je lui demande, vous aimez la mer ? Le roulis des vagues, être allongée sur le sable, les pieds qui trempent dans l’eau salée, et ne penser à rien en se concentrant sur les sons, les odeurs, il y a des mouettes, tu n’as besoin de rien, rester des heures ainsi, se diluer, devenir sable, eau, se sentir appartenir à quelque chose… Vous aimez ? Je ne sais pas si elle m’écoute mais ma voix la berce, elle ne pleure plus. Elle murmure qu’elle aime les voyages.
Une sirène de police. Ils se rapprochent. C’est chiant, on ne peut pas vraiment voir ce qu’il se passe, je n’aperçois que des pieds. Le braqueur gueule, « merde, ils sont déjà là ces cons… », qu’est-ce qu’il croyait, qu’ils attendent en se tournant les pouces, « … normal, c’est normal, tout va bien… », je ne comprends rien à ce type. Ma voisine non plus, vu les mouvements de ses sourcils signes d’une réflexion inquiète. Elle me demande, « qu’est-ce qui va se passer maintenant ? », il va tous nous tuer et ensuite il va nous manger, « rien tout va bien se passer… », ça la rassure, un peu, « je m’appelle Angèle », elle dit cela comme si c’était la chose la plus importante du monde à cet instant précis, « enchanté ! », un type, sûrement un policier, parle dans un mégaphone, les phrases n’arrivent pas en entier, « Veuillez sortir dans… Aucune chance… pas… les rues sont… », le braqueur, « jamais ! ». Il fait chier.
Angèle n’écoute plus les échanges verbaux qui nous survolent, elle ne veut pas. Elle fait abstraction. Elle a construit une cabane virtuelle au-dessus d’elle et moi, j’entends presque les oiseaux. Je voudrais la prévenir qu’elle n’a pas choisi le bon, qu’il y a erreur. Elle pose sa main sur la mienne. La peau d’une autre sur ma peau, ça fait si longtemps… On m’a toujours trouvé froid, à l’écart des contacts charnels, derrière mes murailles, je ne suis pas du genre qu’on touche, pourtant je ne demandais que ça, qu’on me passe la main dans les cheveux, qu’on me prenne dans des bras. J’étais tellement à l’étroit. Ma Julie. Je me baignais dans tes bras, ma bouche sur ton sein rond, la sueur, si ça avait continué, si j’étais moins con.
Et la peau de sa paume sur le dos de ma main, et ses doigts qui serrent les miens. Je sais qu’Angèle fait ça parce qu’elle a besoin de soutien, mais ça fait du bien, moi aussi, je mettrais bien ma main sur son épaule, je la descendrais.
« J’ai des otages !… ». Le type s’agite, se cache au milieu des étendus, le dos contre une pile de boîtes de conserve, des tomates pelées en promotion, il a repris du poil de la bête, la voilà enfin, la confrontation qu’il attendait, la confrontation entre lui et l’univers. Il croit encore au combat, il a de la chance… Moi j’aimerais croire en ça ou autre chose.
Angèle rapproche son visage. Elle est tout près. Je sens son souffle, qu’est-ce qu’elle me veut ? Elle murmure, vous n’avez pas peur, je lui raconte pourquoi je suis là, elle doit croire à une blague, elle rit, le braqueur vient vers nous et nous demande de la fermer, puis gueule à nouveau pour les mecs dehors qu’il ne se rendra jamais. Pour appuyer ses paroles il tire en l’air. Un enfant éclate en sanglot. La main d’Angèle se resserre sur la mienne. Puis elle monte le long de mon bras ses doigts pattes d’araignées, elle s’arrête sur mon visage, ses doigts sur mon visage, ses doigts contournent mes lèvres. Mon cœur s’accélère, soudain Angèle me fait peur, plus que l’homme au pistolet mitrailleur, elle rapproche ses lèvres, humide de salive et de larmes. Elle veut quoi, on ne va quand même pas baiser là tout de suite. Elle délire, elle se croit en boite, ou dans une chambre, la lumière baissée, l’intimité. Le braqueur la voit faire, ça l’amuse plutôt, et se reconcentre sur les troupes armées, il se prend pour John Wayne dans le Fort Alamo, il fait un braquage comme on se suicide. Alors nos attouchements, il s’en fout. Et les lèvres de l’autre qui mordille les miennes, veut les avaler. Et sa langue. Et ses mains sous mon tee-shirt. Elle se serre en entier contre moi. Et j’entends « ne faites pas de conneries, rendez-vous, tout se passera bien… », je n’ai pas envie de me rendre tout de suite. Je sens le bas de son dos sous ma main. La peau douce. Et je vois des dizaines d’yeux. Je suis excité. Je me sens mal. Je pourrais jouir avec elle, jouir sur elle, et puis quoi, se sentir seul ensuite, dans ma peau. Elle se calme un peu, reste ainsi contre moi. Mon cerveau s’emballe.
Angèle juste là ça crée des possibles. Son odeur… Et si, et si… nous sortons indemnes de cette prise d’otage, un lien fort se crée entre nous, elle est amoureuse de moi, nous discutons de tout et de rien, nous baisons sans cesse, un instant, je me dis, la vie n’est pas si mal, nous prenons le café le matin en écoutant la radio, c’est calme, on est bien, mais tout à une fin, rien n’a de sens s’il y a la mort au bout, et l’ennui reprend le dessus, elle dit qu’elle veut que j’échange, mais il n’y a rien en moi, rien à donner et elle commence à en avoir marre de moi, de mes plaintes sans fin, de mes cris, mes angoisses, elle dit qu’elle ne peut plus les porter, qu’elle ne peut plus me porter, comme les autres, comme Julie, elle dit que je pèse lourd, trop lourd, que je pèse des tonnes, et petit à petit, elle s’évade, prend ses distances, et je ne fais rien pour la retenir, je lui promets de changer mais ne change pas, je la vois s’en aller, devenir un souvenir, un passé, une mélancolie passagère, et de nouveau le marasme, un marasme pire encore, avec de nouveaux regrets. Pour moi, il n’y a pas de solution.
Je me détache d’elle, je me déchire, elle s’agrippe, je lui dis « content de vous avoir croisée, je vais partir avec une dernière image agréable », elle ne comprend pas, je lui dis « j’espère que votre vie vaudra le coup, pensez à moi de temps en temps », elle me regarde, elle me lâche, tourne ses mains, paumes vers le ciel, elle ne comprend pas.
Je me lève, elle dit « mais… », tout ça n’a que trop duré, tout se vaut, même écrire un mot n’a pas de sens, je dois rentrer à la maison.
Je me dirige vers la sortie, je flotte au-dessus du sol. Je suis dans l’espace. Tranquille. Il n’y a rien. J’entends dans le lointain, une rafale de balle, j’entends tout près de moi mes os qui craquent, c’est ça la douleur ? Et puis l’agitation à nouveau, je vois mon collègue braqueur qui lâche son arme, effaré par son acte. Tu as bien fait pourtant, je vois une masse de flics se jeter sur toi, une nuée de mouches, je vois des infirmiers commencer à me parler, ils me touchent, je ne les comprends pas. Il y a mon sang qui coule, partout. C’est joli. Tout ça n’est pas juste, je dis. Je hurle, du sang dans la bouche.
« Ce n’est pas lui… Ce n’est pas lui… C’est moi qui ait tiré, vous comprenez ? C’est moi qui voulait… Ce n’est pas lui, il n’y est pour rien… C’est moi qui ait appuyé, écoutez ! C’est moi qui ait appuyé sur la détente… C’est moi qui ait choisi… il n’y est pour rien… Il n’y est… »




Un goût de verre pilé

Ma peau est fine, carapace fragile. J’enfonce la lame du canif. Juste au-dessus du coude, il reste une place entre deux cicatrices. Une bulle de sang s’échappe. Je me concentre mais n’arrive pas à ressentir la douleur, même ça me lâche. Même la douleur, ma douleur, me fait faux bond. Je pourrais choisir une autre cible que mon bras, ou alors plus haut, vers le poignet, d’un coup vif, me trancher l’artère, et puis laisser couler, se barrer ce qui reste. Mais il faut sacrément croire en la vie pour décider d’en finir. Autant se faire des traits rouges sur son enveloppe, des traces d’une civilisation en fin de course à même le corps. Foireux symbole.
Et tourner en rond dans l’appartement, avoir envie de casser un mur, une fenêtre, la radio, et ne pas le faire, se sentir à l’étroit et sortir et tourner en rond dans un espace plus grand, voir si tout est toujours à la même place, croiser des gens… Les rues familières, les poubelles éventrées, les murs abîmés, je ne vois que des plaies. J’évite les corps qui semblent se précipiter sur moi sans cesse. Ressentir l’angoisse, avoir envie de disparaître, d’être un fantôme qui glisserait invisible…
Et tomber sur Serge, qu’est-ce qu’il fout là celui-là ?, je l’imaginais mort ou installer avec femme et enfants ou en Australie, en tout cas, ailleurs. Impossible de l’éviter. Et il est du genre à parler, ce con, du genre à demander des nouvelles, et surtout à en donner de lui pour me mettre le nez sur l’étalage abject de ses aventures.
– Alors Antoine, toujours sur Grenoble, hein ! Depuis le temps… Et tu vas bien ? Ah oui, je sais, ce n’est pas une question à poser à un déprimé chronique, hein ! Hahaha…
Je ne sais pas ce qui le fait rire, penser à autre chose, et ressentir la brûlure sur mon bras, la voilà enfin, une brûlure qui longe la coupure, une brûlure qui me montre que je suis encore un peu là.
– Toujours très bavard, hein ! Antoine ! T’as pas changé. Moi, de mon côté, ça va plutôt pas mal, je bosse, eh oui ! J’ai trouvé du travail… je bosse dans le marketing, bon, je sais, tu dois trouver ça assez superficiel et assez bourgeois, mais voilà c’est plutôt pas mal payé, alors…
C’est surtout que j’en ai rien à foutre.
– … mais je sais que c’est assez loin de nos idéaux de jeunesse, mais voilà on peut pas toujours nager contre le courant…
– Je ne te demande rien, tu n’as pas à te justifier de quoi que ce soit !
– Oui, je sais, enfin bref, voilà.
Je n’aurais pas dû l’interrompre dans ce commencement de destruction personnel, il faut croire qu’il me reste de la compassion, je m’épaterai toujours. Et puis il y a une sorte de silence, enfin pas tout à fait, reste le bruit des gens qui marchent dans la rue, bavardent pas loin. Je sens qu’il va me parler de sa famille, d’un truc comme ça, avant qu’il se sente vraiment mal à l’aise.
« Tu sais que j’ai eu un deuxième enfant… » Gagné, trop facile ! Je ne savais pas qu’il en avait déjà un. « … on l’a appelé Maxime, un prénom plutôt simple, quoi !… Hum… enfin bref. Tu fais quoi d’ailleurs ce soir ? » Merde, ça, je ne l’avais pas prévu, et je ne trouve rien à répondre. « Ca te dirait de venir chez moi, tu pourras dire bonjour à Magali, vous vous entendiez bien dans le temps… et puis voir les enfants, je te laisse mon adresse, viens manger, ça te fera du bien, et ça me fera plaisir, vraiment ! » Et il me tend sa carte. Un bout de papier rectangle avec son nom, sa profession, son adresse et une sorte de liseré gris sur les bords. Très laid, très dans le courant, très marketing.
Il s’en va en disant à ce soir, et je ne réponds pas, et j’ai l’impression qu’il prend ça pour un acquiescement.
Je rentre chez moi encore plus vide.
Ce connard est toujours avec Magali. Ça m’épate, ça ! Dans une vie antérieure, elle et moi, nous étions un peu amoureux, je crois. C’est loin, comme un autre pays. Je ne me rappelle pas pourquoi nous nous sommes quittés, ni pourquoi nous avons été ensemble. Aujourd’hui la voilà avec un type qui travaille dans le marketing, et ils ont deux enfants, il faut absolument que je voie ce désastre.
Je m’habille, presque classe, avec mes dernières fringues pas trop usées. Une chemise, une à manches longues, je n’aime pas exhiber mes cicatrices, un jean, des baskets pas troués, un paquet de cigarette, un couteau suisse, s’il me prenait l’envie de tuer Serge, ou surtout s’il me prenait l’envie de me trouer la peau, accroupi dans les chiottes de mes hôtes et je suis prêt.
Ils n’habitent pas loin. Une rue, un carrefour, tourner à droite, les murs sont ocres, un passage piéton, dix voitures, un chat, une flopée de pigeons, des crétins en fluo, une vieille presque morte, une contre allée, un digicode, 1725C, un escalier. Trois étages.
Je remets ma chemise bien en place, je ne veux pas faire pauvre. Je réajuste vite fait un sourire pas trop forcé. Je sonne.
Je peux encore partir en courant. Une odeur de viande s’exhale de derrière la porte, une odeur de viande travaillée, accompagnée, une odeur de viande comme un souvenir d’une vie avant les pâtes vites préparés, vites mangés parce qu’il faut bien se nourrir, parce qu’il faut bien nourrir sa propre viande. La porte s’ouvre. Magali. En jupe et tee-shirt noirs, elle laisse voir des bouts de chaires blanches. Sa peau doit être lisse, sans aspérité ni entaille.
J’entre dans la salle à manger, rangée, au milieu de la pièce une table ronde cachée sous une nappe fleurie, des assiettes d’un blanc lumineux, des serviettes en papier pliées dans des verres à pied, tout ça n’est-il pas un peu exagéré ? Ou alors je ne suis pas le seul invité… Pourtant nous voilà tous assis autour du guéridon, la petite famille au complet, Magali, Serge, et les deux mioches, l’un dans une chaise en plastique et l’autre, Julia d’après de ce que j’ai compris, qui me regarde en coin. Et entre Julia et Magali, il y a moi.
Je me détends, la salade tomate mozzarella m’y aide et Julia est une mignonne gamine pas trop chiante pour son âge. Et puis on me laisse tranquille, on me laisse manger sans me poser de questions auxquelles je ne saurais répondre.
Julia minaude en silence, elle cligne des yeux, me fait un sourire, me regarde en se demandant ce qu’est cette chose étrange que ses parents ont fait entrer, elle me demande comment je m’appelle, ce que je pense de l’école et des maîtresses. Un interrogatoire pas trop difficile dont je me sors sans accroc. Magali rit, contente de voir que je sympathise avec sa fille. Je souris en retour. Et plus rien. Et l’ennui reprend le dessus.
Julia regarde mes bras, elle pose sa petite main potelée de fillette de cinq ans sur mes doigts, avec appréhension comme si elle l’avait posé sur la tête d’un chien, je ne mords pas pourtant, la sueur dépose une trace salée sous mes aisselles, je suis paralysé. Mon autre main se saisit du canif, j’ai besoin de me rassurer. Elle choppe le bout de ma manche qu’elle tire vers le haut. Magali voit toute la scène, et je la vois avec ses yeux, et je me vois dans toute ma maigreur, et je vois mon bras lardé, et elle se dit « le pauvre ! Il doit aller très mal… On a bien fait de l’inviter, on devrait essayer de l’aider un peu… », et par elle, je vois son mari et elle se dit « mon mari pue, il parle tout seul, il baise tout seul, il est content de lui, mais je suis bien avec lui, je suis en sécurité avec lui… », et je sens une boule dans mon ventre, et j’imagine la tête de Julia exploser et le sang sur la belle nappe, sur la peau blanche de Magali, sur la chemise de Serge, et je me sens vaciller. J’ai ma main sur le canif et Julia est en train de remonter ma manche pour y découvrir des déchirures qu’elle n’a jamais dû voir dans sa si jolie famille. Je me précipite aux toilettes. M’enferme et respire lentement.
J’entends Magali qui se lève et dit « les enfants, je pense qu’il est l’heure de se coucher, je viens vous voir dans quelques instants, monsieur Antoine est un peu fatigué, il ne faut pas l’ennuyer… ». Elle les emmène.
Le canif me scie la peau tellement je le sers. J’entends les chuchotements de Magali, les paroles d’apaisement… La même voix que celle qu’elle prenait pour calmer mes crises. Si elle pouvait m’en dire encore des -calme-toi-, des -tu verras tout va bien se passer-, si elle pouvait me prendre dans ses bras, me bercer de sa chaleur. Aujourd’hui, j’ai la chaleur des chiottes pour unique réconfort. J’attends une dizaine de minutes, le temps de me remettre en place et je retourne à la civilisation et me rassois comme si de rien n’était en face de Magali et Serge.
Je n’arrive à articuler que trois quatre mots, puis replonge dans le silence. Serge, investi de la mission de montrer qu’il est le maître des lieux, parle pour quinze alors ce n’est pas trop grave. Je n’entends pas tout ce qu’il me dit, seules des bribes de phrases qui se perdent… « Tu sais que Julia a été très précoce ?… » , « … à la maternelle, l’institutrice était étonné par sa rapidité à comprendre… », « Magali a trouvé un poste à l’hôpital… bien payé… à mi-temps… », « …l’intention de s’acheter une maison… », « Investir… construire… ». Je suis au spectacle. Le spectacle de la réussite. Serge m’a invité parce qu’il manquait de spectateur, il s’en fout que je ne réponde pas, que je me désintéresse totalement de ce qu’il raconte, il ne s’en rend même pas compte, il m’a invité comme contre-modèle, ma déchéance, mon visage émacié, mes os saillants, ma fuite aux toilettes, mes tremblements pour attraper les pommes de terre et les amener à ma bouche sont les preuves qu’il a fait les bons choix et que Magali a eu raison de le choisir. Je sers encore à quelque chose, je permets aux bonnes gens de se conforter dans leur médiocrité. Je suis leur pays du tiers monde, leur terre colonisée. Il va voir… Il va voir…
Serge, ravageant tout sur le passage de ses mots, ne se rend pas compte que Magali ne parle plus, elle est comme absente, presque autant que moi. C’est pour elle que je ne voulais pas avoir l’air trop misérable et elle ne me perçoit pas. Perçoit-elle encore quelque chose ?
J’ai le loisir de la regarder, c’est déjà ça. Elle ne cesse de découvrir son nombril, très charmant. Et angoissant. Ce trou sur ce ventre. Ce trou noir. Cet effondrement au centre de sa peau. C’est… c’est…
Mes yeux ne peuvent se détacher de ce ventre mouvant, Serge continue et je crois qu’il parle de moi, qu’il me donne des conseils. « Tu sais que des fois, il faut… Je te dis ça en ami, tu devrais prendre sur toi, tu ne crois pas… Et puis je ne sais pas, d’essayer d’aller plus vers les autres… Tu deviens un véritable sauvage. », pour appuyer ses propos, il pose sa main sur mon épaule, presque en contact avec mes organes, il rentre en moi… Il ne devrait pas. Il franchit la limite et vient sur le seul territoire qu’il me reste. Je sens mon hémoglobine bouillir. Il n’enlève pas sa main, écœurant de compassion.
Et ça se passe vite. Le canif planté au creux du bras de Serge, le sang qui en sort, qui gicle. Hémorragie. Je prends le couteau de cuisine et perfore Magali, un deuxième trou sur son ventre, plus profond, le sang éclabousse le rôti, désolé chérie pour le bouillon et la mousse qui se vomit de ton nombril. Les corps valsent. C’est le bordel maintenant. Assez ! On fait moins les malins, mignon petit couple, avec de la bave rouge qui recouvre vos mentons. Assez ! Je dois m’arrêter, il ne faut pas que je continue le massacre… Je ne dois pas. Je cours vers la salle de bain, me fracassant sur les murs du couloir. J’y laisse des tâches.
Je pénètre dans la pièce dont la blancheur m’apaise. Mais je dois éviter de regarder les miroirs, je ne veux pas me voir. Je ferme la porte, attrape une lame de rasoir qui traîne au-dessus de l’évier. Je retire ma chemise, mon jean. Je m’allonge dans la baignoire, si large, si longue, trop grande pour moi. Allez, me voilà si loin, maintenant il est tard, fais ce que tu aurais dû faire depuis si longtemps, prends la lame, écris une dernière ligne à même le poignet, et regarde le sang couler. Ça va maintenant, tu t’épanches ?
Je tourne le robinet. L’eau froide s’écoule et m’enveloppe. Et la paix qui arrive enfin sur mon corps rassasié.
Un toc-toc sur la porte. « Qu’est ce que tu fais ? Ça ne va pas bien ? »
Magali. Vivante. Me serais-je trompé, encore une fois ?
Ou alors c’était il y a longtemps, Magali qui m’attend, qui n’attend que moi, Magali allongée dans ma vie antérieur, lorsqu’il existait des possibles, Magali qui m’attendait sur un lit… Ou alors c’est aujourd’hui. Là, tout de suite.
– Tu viens, on t’attend pour le dessert, j’ai fait un gâteau au chocolat, tu ne vas pas rater ça ?
– J’arrive…
Mais je ne peux pas. Plus la force. Qu’ils s’empiffrent de gâteau sans moi. Je suis bien, enfin bien, nu dans la baignoire. Je me contemple, mon corps champ de bataille, les tranchées, les crevasses, les traînées rouges, témoin de tant de guerre, mort. Mon corps à jeter. Fini.