La paralysie

Lui a un gilet noir, des bras maigrelets, il parle d’un groupe de musique vu dans un squat la veille, il dit qu’il a trouvé ça sympa, l’autre lui répond qu’il n’a pas du tout aimé, qu’il avait l’impression d’avoir déjà vu et entendu ce genre de trucs mille fois, il parle d’un autre groupe qui, lui, avait vraiment quelque chose de radical, de novateur, il parle en marmonnant, je n’entends pas tout, le groupe dont il parle semble venir du Brésil ou de Norvège ou de quelque part entre les deux, et je me dis que je serais bien dans un de ces pays, en tout cas que ce serait bien d’être dans un autre pays quel qu’il soit, être ailleurs un moment, peut-être la Norvège avec ces lacs, cette langue incompréhensible et gutturale, ces chemises à carreaux de trappeur mais peut-être qu’ils ne portent plus de chemises à carreaux dans ces pays là ou peut-être qu’ils n’en ont jamais portées, qu’ils n’ont jamais été trappeurs, c’est juste dans des pubs vues il y a longtemps mais qu’importe, être avec des gens que je n’ai jamais vus, ou peut-être le Brésil mais c’est loin, enfin encore plus loin, on n’y va pas comme ça, déjà changer de ville, ce n’est pas si simple, se mettre en mouvement. Et j’imagine la vie d’un groupe en tournée, être dans un minibus sur des autoroutes interminables, des nouvelles têtes chaque soir, de nouvelles conversations, des bières avec des goûts différents, être à distance de ce qui attache, ancre, peut-être que je n’y arriverais pas.
Et une fille au jean troué au-dessus du genou rejoint le duo qui parle maintenant d’un groupe allemand, enfin un groupe dont le nom a une consonance germanique mais ce n’est pas une preuve de quoi que ce soit, du hard-core qui penche vers le métal ou l’inverse, ils semblent tous les deux d’accord sur la puissance de leur son mais la fille dit que sur disque c’est pas mal, que ça déboîte mais en concert, elle les trouve trop dans un trip viril, les tee-shirts moulants, les muscles en avant et tout le reste, elle dit qu’elle trouve ça lassant à force ce décalage entre le discours et l’attitude. Et le gars dit qu’on ne peut pas dire ça non plus mais il n’argumente pas donc je ne comprends pas trop ce qu’il veut dire, mais je ne vais pas lui demander, je ne voudrais pas m’immiscer dans leur conversation.
Et j’imagine Berlin, je vois des parcs immenses et verdoyants, des gens se baignant dans des lacs au centre de la ville, nus ou en maillot, je vois des bars ouverts toute la nuit, et toutes ces choses qu’on m’a dites sur cette ville que je ne connais pas, mais est-ce qu’il faut que je crois tout ce qu’on me dit ou peut-être que les choses ont changé depuis, il faudrait que j’y aille pour m’en rendre compte mais le temps que j’y aille ça aura encore plus changé.
Et un couple parle de numérologie, ils sont à ma gauche, moi je suis au centre des trois tables alignées, j’essaie de travailler en buvant du café mais je n’arrive pas à me concentrer, et le gars, un chauve avec des lunettes, parle du chiffre neuf, et sa voix s’emballe soudain, il dit que toute sa vie est concentrée dans ce chiffre, comme la date et le département de sa naissance, que ça lui porte bonheur, et que maintenant il voit à quel point c’est une évidence et à quel point ça a modelé sa vie et elle dit qu’elle comprend mais je n’ai pas l’impression que ce soit le cas mais elle ne veut pas le contredire, peut-être qu’elle se dit que ce serait con de se fâcher avec lui pour une histoire de chiffre, il semble tellement sûr de lui, et en même temps peut-être qu’elle est en plein doute et qu’elle se demande si elle veut vraiment passer ses prochaines semaines, mois, années avec un homme qui se définit ainsi mais peut-être qu’elle ne pense pas ça, peut-être qu’elle est, elle, proche du chiffre sept et qu’elle a peur que ces deux chiffres n’aillent pas ensemble ou peut-être juste qu’elle se pose des questions sur ce qu’elle a envie de manger ce soir, ou peut-être qu’elle se dit qu’elle commence à avoir un peu froid en terrasse en cette fin d’automne.
Être ailleurs, voir d’autres paysages, des plaines, des falaises, des aurores boréales. Les montagnes, ça va cinq minutes mais on se lasse, surtout qu’on n’y va jamais finalement, ce n’est pas si près, il faut sortir de la ville, prendre le bus. Et pourtant, peut-être que ce serait bien de prendre le train, en direct vers la Chine ou l’Australie, mettre tout son argent là-dedans pour ne pas prévoir de revenir, les avions, les bateaux, et se trouver, là-bas de l’autre côté pour boire un café ou une bière, mais est-ce que le café ou la bière auraient un goût si différent.
Et je dis bonjour à un autre habitué des lieux, on parle de choses qui forment mollement une discussion.
J’essaie de me remettre à travailler, je cherche une histoire pour écrire une nouvelle et je ne sais pas si je dois écrire mon histoire ou l’histoire de quelqu’un d’autre ou quelque chose entre les deux, et si ça change quelque chose que ça parle ou non de moi ou de ce qui se passe autour, réellement ou non, ou que ça parle d’autres gens qui sont dans ce bar ou dans un autre bar, loin, et rien ne prend forme.
Et je me dis que chaque fois que je prends le train la nuit, ce qui n’arrive pas souvent, pas si souvent, et qu’on traverse des villes, je ressens une angoisse à voir toutes ces fenêtres allumées, je vois des familles, des gens qui invitent des amis, des personnes seules regardant la télé et je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas à leur place, pourquoi je ne pourrais jamais vivre leur vie, savoir ce que c’est que d’être dans cette cuisine à préparer un repas, ou autour de cette table à rire, ou d’être à la place de cette personne qui regarde le train passer en pensant qu’elle aimerait être à notre place, filant vers un ailleurs qu’elle, peut-être, ne verra jamais, et l’angoisse ne vient pas du fait que ces autres vies me paraissent mieux ou moins bien mais juste que je ne pourrais jamais les vivre et que cela n’a pas de sens d’être moi ou d’être eux.
Ou alors il faudrait juste que je change de place sur la terrasse, ou que je change de bar, de terrasse, il y a tant d’endroits inexplorés qui ne sont finalement pas si loin mais est-ce que je m’y sentirais bien, peut-être que je m’y sentirais comme un étranger mais peut-être que c’est bien d’être un étranger parfois plutôt qu’être à un endroit où on sait déjà comment ça va se passer, les choses, les conversations ou les non conversations mais ça non, je ne le sais pas, vu que je ne vais pas dans ces autres bars. Parfois il suffirait de bouger d’une centaine de mètres, traverser la rue, aller dans un autre quartier, faire un demi-tour sur soi-même, peut-être qu’il y a un autre pays, là-bas au bout.
Le trio parle d’un concert qui aura lieu dans quelques jours, concert où j’irais sûrement dans ce lieu où je vais régulièrement et où je vais sûrement revoir les mêmes gens que d’habitude, gens que j’aime bien revoir mais puis-je vraiment comparer, vu que ce sont toujours les mêmes lieux, plus ou moins les mêmes gens que d’habitude, peut-être qu’il y a d’autres gens dans d’autres sphères qui vivent des choses douces ou intenses que je ne connaîtrai jamais mais ce n’est pas possible d’être ici et là, à un moment il faut faire des choix et ne vaut-il pas mieux faire le choix d’aller dans un endroit où on sait qu’il y aura un minimum de plaisir et de confort dans les relations sociales plutôt que dans un endroit inconnu qui peut nous renvoyer à notre timidité et notre solitude, mais peut-on pour le coup parler de joie ou de quelque chose y ressemblant.
C’est pareil pour les manifs, les actions militantes, tout se ritualise tellement vite mais on ne milite pas pour s’amuser non plus, juste pour que le monde soit différent, qu’il y ait autre chose que cette chose qu’on vit, mais parfois les choses finissent par se ressembler et comment trouver un élan quand la surprise disparaît mais peut-être est-ce moi qui empêche les choses de dissembler aux choses.
Mais peut-être il peut y avoir des voyages ici aussi, peut-être qu’il faut juste être attentif aux variations. Mes voisins parlent du deuxième groupe qui passe dans quelques jours et ils ne semblent pas d’accord, peut-être qu’ils pourraient commencer à s’énerver, les voix qui montent, une engueulade, et les verres valseraient, et le type au gilet noir sauterait à la gorge de l’autre en disant qu’il ne peut définitivement pas dire que le crust c’est chiant à mourir, et la femme exploserait une bouteille sur la tête de l’étrangleur, il y aurait du sang, les flics arriveraient, sirène hurlante et tout le monde viendrait voir ce qu’il se passe, un chien aboierait et le fan de numérologie piquerait une crise parce que la somme des chiffres de la plaque d’immatriculation de la voiture de police donnerait un chiffre honni, il se jetterait sur les flics et tout le monde commencerait à se battre. Une anecdote à raconter pendant des mois, voire des années, mais ça ne se passera pas, tout le monde est trop civilisé pour ça, et moi aussi, je suis civilisé, mais sinon peut-être que la femme du trio pourrait en avoir marre de la conversation qu’elle partage avec ses comparses, elle se tournerait vers moi et me demanderait ce que j’écris et on aurait alors une conversation sur l’écriture et qu’elle se rendrait compte que je suis un type très intéressant, beaucoup plus intéressant qu’elle ne le supposait et je me rendrais compte que c’est une nana très intéressante, beaucoup plus intéressante que je ne le supposais, et il y aurait un moment du genre où on se rend compte qu’on pourrait avoir beaucoup de choses à se dire mais on ne saurait pas par où commencer alors il y aurait comme une gène ou un trouble mais peut-être que non, peut-être que la conversation serait limpide, et qu’on parlerait tellement qu’on ne se rendrait pas compte qu’il ne resterait plus que nous sur cette terrasse et qu’on irait ensuite ailleurs et tout serait peut-être différent alors, il y aurait tant de choses à découvrir, le monde et elle, la peau du monde, nos peaux.
Mais l’homme au gilet noir se tourne vers la femme, sa main à lui glisse dans ses cheveux à elle, peut-être que c’est juste un geste amical et tendre qui ne signifie rien ou alors même s’ils sont ensemble peut-être qu’ils ne le sont pas de façon exclusive, mais j’ai quand même l’impression que mon scenario a très peu de chance d’aboutir, enfin pas aujourd’hui et peut-être que c’est mieux ainsi, peut-être qu’on se serait pas du tout entendu, qu’elle m’aurait trouvé insupportable, routinier, moche et stupide ou juste légèrement chiant et névrosé et que finalement c’est mieux de se dire que j’aurais pu lui plaire en d’autres circonstances, si on s’était rencontré dans un autre pays à un autre moment.
Et je regarde une voiture partir, ils sont quatre à l’intérieur, jeunes, peut-être qu’ils vont en montagne, ou en vacances chez des amis qui vivent dans un chalet donnant sur un lac, et que tous ensemble, ils vont boire et danser, et se baigner nus dans l’eau glacé, puis se réchauffer et baiser sur la plage ou peut-être que parmi eux se trouvent un homme qui en fin de soirée prendra un couteau pour les égorger les uns après les autres. Et que je suis finalement bien où je suis.
Et je ne sais pas comment font les gens avec tous ces possibles, et le deuil de tous les possibles non choisis, est-ce parce qu’ils n’ont pas l’imagination de tout ce qu’il rate à chaque moment, à chaque seconde ou qu’ils subissent la vie parce que leur vie est de la survie et je ne sais pas si juste d’avoir un choix est quelque chose de bourgeois et je devrais être content déjà de me poser ce genre de questions. N’est-ce pas déjà un luxe d’avoir différents possibles.
Mais parfois juste faire un pas de côté ou de s’engager dans des voix qui réduisent les possibles, ne plus avoir à se poser des questions, avec le crédit sur la maison, les enfants à nourrir mais peut-être qu’au contraire, ça ouvre de multiples raisons de réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour que les choses soient différentes, de multiples possibilités, qui je suis pour croire que les autres n’imaginent pas eux aussi d’autres vies qu’ils espèrent avoir plus tard, qu’ils auraient pu avoir et d’autres dont ils doivent faire le deuil mais peut-être que la plupart ne font juste pas chier les autres avec toutes ces questions ou peut-être que d’autres arrivent à mettre ces choses, ces questions dans des tiroirs, dans des sacs qu’ils ouvrent de temps en temps mais pas tout le temps. Et je vois une multitude de lignes partant d’un même point et des points se reliant aux autres et je pense à des fractales se déployant en continu et je me dis que chaque personne est une fractale et je me dis que peut-être j’aurais dû prendre un truc pour me calmer plutôt qu’un café.
J’imagine un bar italien en briques rouges ou au bord d’une mer lointaine ou un bar en bois, perdu dans une forêt tropicale, j’entendrais d’autres langues mais pourquoi ailleurs mes angoisses cesseraient, en quoi les choses pourraient vraiment être différentes si moi je suis pareil.
Et deux amis, que je n’ai pas vu arriver, me demandent s’ils peuvent s’asseoir avec moi pour profiter un peu du soleil avant qu’il ne fasse vraiment trop froid et je leur dis que oui, et que de toute façon je n’arrive pas à travailler, je n’arrive pas à finir cette nouvelle, que je l’ai commencée de nombreuses fois et qu’à chaque fois, ça ne ressemble à rien, que ça ne fait jamais une histoire, que des bouts éparpillés qui n’ont aucun sens, qui partent dans tous les sens, qui ne se relient pas, des histoires qui pourraient être différentes en tellement de façons, qu’à un moment il faut choisir, trancher, abandonner les idées qui ne fonctionnent pas mais peut-être qu’elles pourraient fonctionner autrement, qu’on ne peut pas tout garder, qu’on ne peut pas tout retenir, que tout pourrait être ainsi ou autrement, et ils disent que ça ne semble pas gagner et nous commençons à plaisanter et de les entendre rire, je sens que mon corps petit à petit se détend.
Peut-être une des solutions est de penser à autre chose, peut-être que finalement mon problème est que je me pose un peu trop de questions qui ne servent à rien, qui mènent à rien, à des impasses ou alors que je me pose les mauvaises questions mais peut on vraiment considérer qu’il y a de bonnes et de mauvaises questions ou alors que j’ai trop de temps pour me poser ce genre de questions inutiles ou alors que je suis trop centré sur mes problèmes ou alors. Ou alors. Et j’entends cette voix à l’intérieur de ma tête qui me dit de me taire. Peut-être que, pour une fois, je devrais l’écouter.




Comme l’oiseau

Un moineau picore des brisures de cacahuète sur le trottoir. Une voiture passe. Le moineau s’envole puis se pose sur le bord de la table carrée et bancale, tout près de ma tasse de café, il me regarde, tend son cou, bascule la tête vers la gauche, ouvre son bec, peut-être qu’il appelle des amis avec des ultrasons, qu’ils vont venir en nuée pour m’attaquer, me crever les yeux ou me chier dessus. Je me méfie depuis qu’un pigeon qui devait avoir les intestins en vrac fit ses besoins sur moi, j’en avais de partout, agglomérant mes cheveux, une traînée sur ma veste, une coulure verdâtre sur le dos de la main. Depuis j’ai toujours peur qu’une chiure me défigure sans que je m’en aperçoive et sans personne qui n’ose me le dire ou alors d’avoir marché sur une crotte de chien et que quelqu’un se demande quelle est cette odeur ou ce genre de choses. N’importe quoi de honteux qui révélerait à tous toute la merde bien cachée derrière le masque.
Le moineau bat des ailes et s’éloigne, je regarde en l’air, nul autre animal, je retourne à la lecture du journal local, pas totalement rassuré.
À ma droite un couple se parle en se tenant la main, les yeux dans les yeux, à se dévorer, tu es tout pour moi et d’autres conneries. Un homme se pose à deux tables, sweat capuche noir, un homme que je croise de temps en temps lors de concerts ou en terrasse de bars, ou en manif, on ne peut pas dire qu’on se connaisse, on ne peut pas dire non plus qu’on ne se connaisse pas du tout, on a même dû échanger deux, trois mots, une ou deux fois en attendant devant la porte des toilettes ou pour commander une bière. Je ne sais pas si on est suffisamment proche pour se dire bonjour d’une façon systématique, si on a franchi cet espace invisible qui établit clairement que maintenant on se salue. C’est arrivé qu’on se croise sur un trottoir, et qu’il n’y avait à cet endroit là, à ce moment là, que lui et moi, du coup, bien obligé, un sourire, un mouvement furtif, pas de grandes effusions, non, juste le petit geste qui montre qu’on situe qui est l’autre, que nous nageons dans les mêmes eaux.
Je regarde vers lui mais il ne me voit pas, il sort son portable de son jean et le pose sur la table, tant pis, je reprends mon journal mais, mauvais timing, au moment où je tourne ma tête vers ma grille de mots fléchés, il tourne la sienne vers moi, lui donnant sûrement l’impression que je lui mets un vent.
Merde, il va croire que je l’ignore, que je refuse de lui dire bonjour. Ça nous fait rentrer dans cette zone floue et marécageuse, cette zone où on est gêné de ne pas savoir quoi faire quand on se voit. Cette zone où on regarde devant soi fixement comme avec des œillères quand on aperçoit l’autre de l’autre côté de la rue en sachant que l’autre fait de même et se sentant par là-même ridicule.
Une rivière du Nord en deux lettres.
Je n’arrive pas à me concentrer.
Une femme, tee-shirt troué, cheveux décolorés comme dans les clips des années 80, s’assoit en face de l’homme, je la connais, elle, un peu plus, mais pas tant, je ne me souviens jamais de son prénom, quelque chose en ine genre Pauline ou Céline. Si je me tourne vers elle et lui dis bonjour, ça donnera encore plus l’impression que je snobe l’autre mais si je ne fais rien, je vais me retrouver à patauger dans la même boue avec elle qu’avec lui. Peut-être que je dramatise, que tout ça n’est pas si compliqué, que je me laisse trop aller à mes ruminations anxieuses. Je pourrais aller pisser et en profiter pour les saluer tous les deux, un salut franc et collectif, direct, une rotation de la main, paume ouverte, un sourire sur mes lèvres. En étant tout proche, on risque moins la confusion, l’ambiguïté.
Je me lève et m’approche du duo, tout près, lui, de dos, elle, de face, elle choisit ce moment pour se baisser et chercher quelque chose dans son sac kaki, elle ne me voit pas, elle ne semble pas trouver ce qu’elle veut, et l’autre ne se retourne pas, je suis debout mais je suis obligé d’avancer, je ne vais pas rester planté là, en attente, balançant d’un pied l’autre, ça me met dans une position de faiblesse, je continue mon chemin, les contourne, putain, ça ne fait qu’empirer les choses.
Fait chier.
Je traverse le bar, tête basse, me mordant les lèvres.
Un groupe de trentenaires, qui pourraient être instits ou éducateurs, discutent sérieusement devant des feuilles éparpillées.
Une vieille avinée est seule à une table bordant la baie vitrée.
J’ouvre la porte des toilettes.
Je m’assois tout habillé sur l’abattant, je ne sais pas quoi faire, peut-être que si je reste assez longtemps ici, ils seront partis et je n’aurais plus à me poser la question de l’attitude à avoir mais si je reste trop longtemps, ça va sembler suspect et on va encore plus me remarquer, les clients se demandant qui peut s’enfermer ainsi des heures dans les chiottes, ou peut-être quelqu’un va s’inquiéter, frapper à la porte, imaginant un malaise, une crise cardiaque, un coma éthylique et tout le monde sera là, comme formant une haie d’honneur à me regarder sortir, avec un air de pitié, d’inquiétude ou d’interrogation et puis un jour ils hésiteront à me dire bonjour, se diront tu sais c’est le mec un peu spécial qui passe son temps dans les toilettes, peut-être un paumé ou un dérangé limite psychotique, en tout cas, quelqu’un qui a des problèmes, oui, moi aussi, ça ne m’étonne pas de lui, je l’ai toujours trouvé étrange et alors ils éviteront mon regard, de peur d’être contaminé ou je ne sais quoi.
Ne t’emballe pas, ne t’emballe pas.
Non, sois fort, conquérant, prends un sourire de circonstance, dynamique, non, tes jambes ne tremblent pas, les épaules en arrière, le torse en avant, les pectoraux, fais comme si tu en avais, sois un vainqueur pour une fois, celui qui serre les mains, à droite, à gauche, d’une façon cool et détendu. Tu sais l’importance d’être cool et détendu de nos jours. Mais n’en fais pas trop non plus, ne fais pas l’homme politique, ne sois pas ridicule.
Pourtant tout est politique, n’est-ce pas ? Comment dire bonjour, être la personne qui va vers ou vers qui on va. Qui a une grande gueule, qui a du charisme, qui a confiance en lui ? Qui peut se permettre de choisir à qui il dit bonjour et ne pas espérer qu’on le salue, qui se retrouve à un concert à lire une brochure pour ne pas montrer qu’il n’a personne à qui parler ou personne à qui il n’ose parler, qui fume une cigarette en regardant ses pieds, qui se cache derrière une attitude de défi, une fausse sûreté, une fausse dureté. Le pouvoir commence là et je suis comme les autres, me valorisant d’être reconnu, me vexant d’un regard fuyant, n’allant pas vers ceux vers qui personne ne va. Comment font ceux qui semblent au-dessus de tout ça, qui s’en foutent, bien dans leur corps, à l’aise dans leur fringue? Comment font ceux que tout ça ne touche pas ? Qui est assez défoncé, qui est à l’ouest, qui est déjà ailleurs, ou alors tellement sûr de soi, ou alors a une longue pratique de la méditation transcendantale ou alors a déjà tout, une femme ou un mari, des enfants, une maison, les vacances à la mer pour ne pas avoir le désir de plaire, pour ne pas avoir peur d’être mis à l’écart, ici dans un bar, au travail, ou en participant à telle ou telle activité, d’être rejeté par sa famille, par ses amis, par ses camarades, ses compagnons de lutte, qu’importe, comment font les gens avec cette interface, cette gestion de l’espace, trouver la bonne distance, le bon mot, ne pas trop parler pour ne pas dire la chose à ne pas dire, juste une phrase, une blague, une vanne, avoir le bon regard, sourire quand il faut, pas trop, sinon tu passes pour un naïf, ou un con, cultiver son cynisme, sa radicalité, sa morgue, sourire mais ne pas rire, ou si seulement tu es en groupe, en force, en bande. Être en meute pour être protégé de ça, pour ne pas se retrouver en situation de ne pas savoir comment réagir.
Je suis comme les autres. Je ne suis pas quelqu’un de sympa, ouvert, généreux.
Il faut que je trouve une stratégie. Sois naturel mais tu sais bien que plus tu essais d’avoir l’air naturel, plus tu as l’air bizarre, nerveux comme au supermarché quand un vigile te suit et que tu veux avoir l’air innocent. Tu pourrais descendre, faire quelques pas, dire deux mots au barman puis passer devant eux, dire que tu ne les avais pas vus, et ça va sinon, oui, le concert était bien, et puis ce passage pluvieux, ce retour de l’automne. C’est peut-être banal mais qu’est-ce que tu aurais de plus à dire ?
Tu aimerais te transformer en oiseau, te barrer par la fenêtre des toilettes. Trouver cette légèreté. Voleter tranquille. Tu sens le vent, juste la sensation du vent sur ta peau, et partir haut, voir les gens au loin, petites figurines en plastique, tellement peu imposants alors, tellement minuscules.
Quelqu’un tourne la poignet, il faut vraiment que tu sortes des chiottes, tu n’as plus le choix, tu te rappelles toutes ces fois à te planquer dans les toilettes, ici et ailleurs, pour fuir, pour te reposer, n’être plus à la vue de tous. Il y a tant de monde, de partout, des foules…
Tu croyais que les choses changeraient, qu’en vieillissant, ça passerait, la maturité, le recul, la sagesse, et en fait, non, tu en es encore là.
Et si c’était lui, là juste derrière la porte, ça serait plus simple, le problème résolu. J’ouvre, un brun en débardeur se recoiffe devant le miroir, il se tourne vers moi, me scrutant, semblant deviner les pensées qui me traversent ou peut-être que c’est moi qui devient parano.
Mon ventre gargouille, de la sueur coule sur l’arrête de mon nez.
Rien n’a changé dans le bar, tout est à la même place. Ils ne sont pas partis, je les vois parler avec entrain, là-bas, de l’autre côté, j’avance, je ne vois que ça, ne vois qu’eux, tout paraît normal pourtant, tout semble aller. Mon cœur bat vite.
J’avance.
Mon pied droit heurte une chaise qui dépasse, ça me déstabilise, je m’appuie sur une table qui bascule sous le poids, mes doigts glissent, se dérobent, une bouteille de vin valdingue, se brise sur le sol, des bouts de verre giclent tout autour. Déséquilibre, en avant, la vitre, juste là, un choc, mon crâne. Une douleur me transperce, de haut en bas, une vibration, des fées multicolores en cercles concentriques, une sirène, des tambours, c’est quoi ce bruit. Spasmes.
Je ne pèse plus rien, tout bouge, des mélopées, s’évanouir à l’intérieur.
Quelque chose ricoche dans ma tête. Et puis. Noir.
J’ouvre les yeux.
Ça scintille.
Ils sont là, tous les deux, au-dessus, à s’inquiéter. Tous les deux penchés, je suis allongé au sol, l’arrière de mon crâne contre le sol froid. Ils me demandent si ça va. Seraient-ils bienveillants ? Me serais-je tromper ?
J’arrive à articuler un bonjour.
J’ai mal, quelque chose a dû déchirer ma joue, je regarde mes doigts, du sang coule, mais au moins l’honneur, ce putain d’honneur est sauf. Me voilà rassuré.




Au bar

Un café allongé, je le bois par petites gorgées en prenant mon temps, je ne suis pas pressé, je profite du soleil d’automne qui réchauffe la terrasse.
Un homme, la trentaine, un jean, un tee-shirt blanc trop large, fume une cigarette en bordure du bar.
L’instant peut être décrit comme tranquille, un chien se prélasse, le dos contre une poubelle, j’entends au loin le bruit d’une moto.
Je griffonne quelques mots sur un papier, je pourrais aussi bien dormir, fermer les yeux, me laisser partir. Je suis presque apaisé, ce n’est pas si souvent.
Une femme marche d’un pas rapide sur le trottoir d’en face, brune, teint mat, environ vingt ans, un top en V décolleté dévoile la naissance de ses seins. Un casque couvre ses oreilles, j’essaie d’imaginer ce qu’elle peut écouter, du r’n’b, du classique, de la pop, je pense à ça, je pense à autre chose.
L’homme au tee-shirt blanc la regarde et pivote dans ma direction. Un temps d’arrêt. Puis, l’air de rien, il dit qu’elle a de sacrés poires à lait. Je me retourne mais il n’y a personne, c’est donc à moi qu’il s’adresse. Ça ne peut être qu’à moi.
Il me faut quelques secondes pour faire l’association entre les seins de la passante et le commentaire de l’homme. Il a dit ça comme si c’était normal, comme si c’était la chose à dire à ce moment là, sans même rajouter un rire gras, un clin d’œil, une tape sur l’épaule ou un truc du genre, il a dit ça sur le ton de l’évidence.
Bonne, baisable, salope, pétasse, pute, tu as vu ce cul, je me la ferais bien, on connaît, on entend ça de temps en temps, ici ou là, les hommes entre eux, ce qu’ils peuvent dire, toutes ces choses, mais poires à lait. On arrive toujours à trouver pire.
Je ne dis rien. Je pourrais réagir, protester, expliquer ce que je pense de ces mots, ou m’énerver, je ne le fais pas. Je ne participe pas, je n’approuve ni ne désapprouve, je ne suis pas là, je ne suis juste pas là.
Poires à lait.
Je vois les pis, la vache à traire, le corps nu animal, la femme à quatre pattes, la louve qui nourrit Remus et Romulus. La femme qu’il faut traire, qui ne demande que ça, qui ne peut que rêver de ça, à la fin de sa journée, être traite par son mari dans le lit conjugal, je vois le geste, les doigts qui pressent, les lèvres qui tètent. Sexuelle. Je vois la mère, la mère universelle qui abreuve de ses énormes mamelles une flopée d’enfants avides. Fonctionnelle. Mère, femme, putain, ménagère, mammifère.
Je vois l’élevage en batterie, les bovins alignés dans leur enclot, j’entends les meuglements, je vois le foin, les abreuvoirs, les trayeuses, toute la machinerie, les tuyaux, les ventouses, la main du paysan qui tapote le flanc du bestiau. Brave bête, va ! Quelque chose déborde, je vois du lait, je vois du sang, j’entends des cris, ça s’agite, un coup de sabot, un coup de fouet, la baguette pour mener l’animal dans la ferme, ou pour l’amener à l’abattoir, pour éviter les ruades, les cornes qui transpercent, je vois une partouze dans un porno regardé un soir d’été alors qu’il pleuvait dehors, toutes ces peaux, la sueur, un gang bang, du travail à la chaîne, en levrette, les pis à l’air, le poil dru, un film animalier, des troupeaux, des prairies, c’est la nature, tu sais, c’est la nature, je vois des hommes se branlant, le sexe rasé, le mouvement rapide du poignet, je vois des visages grimaçants, les canines découvertes, prêtes à lacérer. La chair, les chairs qui se déchirent, ce qu’il y a à l’intérieur, ce qui s’ouvre, ce qui se ferme, ce qui en sort.
Être là uniquement pour donner du lait.
Je ne sais pas quoi dire et ne dis rien. Il a partagé ce moment avec moi parce qu’il a surpris mon regard se promenant sur la gorge de la passante, et qu’alors le regard de l’homme et le mien se sont confondus.
Je ne sais pas quoi dire parce que les mots qui me sont venus ne pouvaient qu’être moins vulgaires, plus élégants, mais que l’endroit où se sont portés mes yeux n’était pas si différent.
Il me considère comme son égal, comme étant du même groupe que lui, je ne peux pas lui donner tord et pourtant je me souviens des préaux, l’école, les coups parce que je n’étais pas si ça ou trop ça, mets-toi là, tu as vraiment l’air d’une gonzesse, les brimades, les bourrades dans les escaliers, les claques, il faut apprendre à se battre, se faire taper dessus et taper sur un autre ensuite. Il y avait un parfum de guerre, moi aussi, j’ai participé au combat, je croyais m’en être éloigné, y avoir échappé, avoir avancé la déconstruction, un presque parfait proféministe au discours élaboré, j’ai pourtant bien appris mes leçons, appris ce qu’il faut dire, et ce gars me ramène à lui, à la compagnie des hommes, aux odeurs viriles dans les chambrées, aux vestiaires après le sport, aux pintes de bières, aux grattages de couilles, aux comparages de bite, aux bras de fer, rapports de force, au corps qu’il faut contenir, muscler, barricader, aux yeux secs, aux émotions rangées, cachées à l’intérieur, bien étouffées là au plus profond, te souviens-tu de tes peurs, de tes cris quand tu étais enfant ? Il faisait si noir, te souviens-tu ? Je ne suis ni avec lui ni je n’ai basculé dans un autre monde, je suis trop lâche pour ça, trop peur qu’on me regarde de travers, trop peur de déranger, le voilà qui me renvoie à mon no man’s land de gentil garçon mais garçon quand même.
Le monde s’écartèle, mon dégoût me semble de trop, ce ne sont pas mes seins qu’on compare à des poires, ce ne sont pas mes tétons qu’on pense à traire, je peux me considérer comme chanceux.
Pourquoi je me prends la tête ?, d’autres entendent bien pire à longueur de journées.
L’instant aurait pu être tranquille, cela n’a pas duré, on oublie facilement la réalité.
Ce qui reste de café est froid, je n’arrive pas à l’avaler, la terrasse me paraît instable, le soleil disparaît derrière un nuage grisâtre et filandreux, le chien n’est plus là, il a fini de se prélasser.