La ruche

La demi-heure de retard habituelle, la salle est à moitié pleine, les mêmes gens que d’habitude, rien de nouveau. On ne cesse de vouloir la révolution mais notre monde tourne en rond. Je voudrais qu’il se passe quelque chose, alors je bois, j’en suis à ma cinquième bière et le concert n’a pas encore commencé. Tout le monde est collé au bar en attendant. Je m’éloigne avant d’être écrasée.
Un barbu empoigne la guitare, un grand sec prend le micro. Et c’est parti ! Du post-punk industriel, enfin c’est ce qui était marqué sur l’affiche, je ne vois pas la différence avec le groupe d’émo-hard-core vu la semaine dernière mais je ne dois rien y comprendre.
Je suis légèrement larguée.
Adossée à un mur gris sale, je suis loin de la scène, du côté de la sortie. On ne me parle pas, ça fait longtemps qu’on ne me parle plus dans le milieu, trop décalée, ou plutôt pas décalée comme il faut, je suis dans le mauvais angle, je suis surtout trop sympa, trop gentille, trop conne tu veux dire ! le cynisme est, ici aussi, une valeur en hausse.
Je fume une clope, c’est l’avantage des squats, on peut encore y fumer.
Ça danse mollement, ha ils sont loin les pogos hargneux de notre adolescence, ça me fait rire de penser ça. Je ris. On me regarde, on pense, putain encore l’autre allumée. Font chier.
Bière. Merde mes bas sont effilés, plusieurs lignes de peau apparaissent, je ne sais pas à quoi je ressemble, je dois faire peur, avec ma jupe courte et mes vieilles Docs.
La musique me gonfle, je vais dans le vestibule, un type assis sur une marche, la tête entre les genoux, un chien à ses pieds.
Bonjour le chien, bonjour le type, ils ne me répondent pas, ils doivent dormir, ou peut-être que le type est mort, non, son chien hurlerait, ou tournerait autour, j’ai vu ça dans un film. Peut-être que je devrais avoir un chien. Un basset teigneux, j’aurais la classe avec, et plus personne ne m’emmerderait. En même temps, plus personne ne m’emmerde, on m’ignore c’est tout.
Pourquoi je reste ici ? Pourquoi je traîne ainsi ? Pourquoi je reste ici ? Pourquoi je traîne ainsi ?
Je m’assois à côté du type, mes fesses sur la pierre froide. Le chien grogne mais n’insiste pas, il voit lui aussi que je ne suis pas dangereuse. Je me demande si le type va finir par vomir.
J’étais la reine, la magnifique, et voilà ma déchéance, ma belle et longue déchéance, ce n’est pas la drogue, l’alcool qui m’ont fait me vautrer, c’est juste l’ennui, l’ennui fondamental, tout glisse, tout devient tellement vite pareil, la révolte, la séduction, les gens, le sexe, le mouvement, même le mouvement ne devient vite rien d’autre qu’un truc inutile pour te faire croire que tu es en vie. Torche ton cul ! Ça fait combien de temps que je suis à la masse ? le mouvement m’a dépassée, me voilà sur le bord, envoyée valdinguer par la force centrifuge, la grande centrifugeuse, j’en ai encore la tête qui tourne, je fais pitié.
Je caresse la tête du chien, il montre ses dents sans conviction. Allez mords-moi ! Il renifle ma main, et pose son museau sur ses pattes. Pathétique.
Je ne vais pas m’éterniser.
Je sors. Un peu d’air, trois ados en jean discutent une bière à la main. Personne ne jette un regard vers moi, je me roule une cigarette, m’approche du groupe, quelqu’un aurait du feu ? Un petit roux dans un pull étriqué me tend son briquet sans tourner la tête. Je leur demande qu’est-ce qu’ils se racontent, s’ils ont des trucs passionnants à dire, ils ne répondent pas. Peut-être que je ne parle pas assez fort. Qu’ils aillent se faire foutre ! Qu’ils aillent se faire foutre bien profond !
Je n’ai pas besoin d’eux.
La ville est là, toute entière, comme fermée.
J’allume ma cigarette. Je garde le briquet, ça sera toujours ça de gagné. Et le petit con n’osera pas me le demander de toute façon.
Je retourne dans la salle, ça cogne fort.
Putain, il n’y a pas d’ambiance, pourtant le guitariste tête baissée met tous ses muscles en tension, le chanteur hurle, se plie, se déplie, agite ses bras, lève le poing, dans le public ça remue vaguement la tête, ça applaudit après chaque morceau, très propre, très sage, la norme de la marge, se montrer concerné, ne pas déborder, toujours faire comme si on en avait vu d’autres, comme si on avait vu mieux ailleurs, seule la posture compte pour ces morts vivants, j’avance, heurte une nana au nez percé, passe devant un grand au tee-shirt déchiré, je m’approche des enceintes. Le groupe attaque un nouveau morceau, brutal, efficace, c’est pas si mal en fait, je me balance au rythme de la batterie, je suis la seule à danser alors je bouscule, un cercle se fait autour de moi, on reste à distance respectable, on ne veut rien avoir à faire avec moi, ne pas me toucher des fois que je serais malade, que mes germes seraient corrosifs, vous avez peur, vous croyez que des pustules vont vous recouvrir ? que vous aussi, vous serez damnés ?
Un silence, je gueule « du punk ! du punk ! », j’entends vos rires moqueurs au loin. Vous voulez voir jusqu’où je suis capable d’aller ?
Je me roule une cigarette, je reste debout, immobile. Ça ne peut pas continuer. Ça ne peut pas continuer.
Je jette ma cigarette avec rage. Je monte sur scène, à côté du chanteur qui semble s’en foutre, au moins lui n’a rien contre moi, vous voulez ma peau, vous voulez me dévorer, je montre mon ventre, ça ne fait plus rêver, oui je sais, pourtant j’en ai baisé des mecs, des nanas après ce genre de soirée, vous voulez voir ma chatte ? Vous n’étiez pas si regardant avant… un des organisateurs me pose la main sur l’épaule, avec gentillesse, me demande si je peux me calmer, mais putain avale la ta gentillesse, bourre-toi en, mais surtout, s’il te plait, ne la crache pas sur moi, ton sourire qui se veut sympathique, bienveillant me débecte, tu veux que je te fasse une pipe ? Une petite pipe ? Est-ce que je viens de parler, je ne sais pas…Toujours sa main sur mon épaule pour m’emmener plus loin, pour que l’ordre revienne. Il faut savoir s’amuser, il faut savoir être rebelle mais dans les clous. Connard !
Pas un pour venir me voir, pas un pour me comprendre. C’était mon monde, vous étiez mes esclaves. Est-ce que je parle ? A qui je parle ?
La force centrifuge m’a renvoyée dans l’entrée, en quarantaine avec l’autre type de plus en plus recroquevillé et son chien qui s’est habitué à moi.
Une porte graffitée, d’après mon souvenir, il y a des salles de réunions au premier. La porte est ouverte, les imprudents ! je monte l’escalier poussiéreux. Couloir. Le débarras, un ampli, des cartons, tout un merdier, ils pourraient ranger un peu plus souvent, ces branleurs, un poêle à pétrole, s’il y a un poêle, il doit y avoir du pétrole pas loin, mon esprit est encore clair…
Vous vous êtes bien foutus de ma gueule, vous m’avez utilisée, sucée, aspirée, bien mâchée, recrachée, mes morceaux ne se sont jamais recollés, et maintenant… Vous croyez vraiment que je vais me laisser faire ? Vous croyez que vous pouvez ainsi abuser de moi ? Je ne suis pas votre jouet ! Je ne suis pas votre petite poupée !
Putain, c’est quoi ce tas de tract, manif contre la répression, blabla, État policier, j’y étais à cette manif, répression mon cul ! des affiches, deux chaises empilées, une table pliable, là derrière, un bidon blanc, il est lourd, je le débouche, je sens cette bonne odeur de pétrole.
La batterie fait trembler le plancher, il fait sombre, je suis seule. Je verse, un peu ici, un peu là, au grès de mon humeur, je roule une affiche, j’en brûle le bout et la lance au fond de la pièce. Je ferme la porte derrière moi, je descends l’escalier, d’un pas que je voudrais calme. Je sors.
Je traverse la rue, m’assois sur le trottoir. Mon cœur bat comme ça fait longtemps qu’il n’a pas battu. J’attends. D’ici j’entends encore la musique, ils ne s’arrêtent pas de jouer. S’ils savaient…
De la fumée commence à s’échapper du premier étage. C’est facile à cramer un squat, alors hein vive le feu ! vive le feu !
Je suis la reine, brûlez mes abeilles, mes sujets, brûlez, allez je vous aime quand même ! La musique cesse, les cris, mais c’est quoi ces cris, les gens qui s’expulsent, se vomissent du lieu en toussant, c’est quoi ce bruit qui se distord dans mes tympans ? Il est merdique ce feu d’artifice, putain de fin du monde ! ce n’est pas comme ça que je l’imaginais. Une nana sort les cheveux en feu, la peau rougie sous la sueur, cette peau que j’ai connue un soir, une peau très blanche, je m’en souviens, la fumée se fait épaisse et noire, le type de l’entrée est étendu dehors, son chien tourne autour, d’autres sont sûrement encore à l’intérieur, ça s’écrase, se marche dessus, tout le monde parait hagard… Je pleure, je vois les cris, j’entends les corps, je sens les odeurs, ça sent le napalm, ça sent la terreur, je pleure, je voudrais tout éteindre de mes larmes, inonder les flammes, mais je ne peux pas, je n’ai plus assez de larmes, j’ai déjà trop pleuré. Il n’y a plus rien en moi qu’une rivière asséchée.
La fête est finie depuis si longtemps.

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