Un café allongé, je le bois par petites gorgées en prenant mon temps, je ne suis pas pressé, je profite du soleil d’automne qui réchauffe la terrasse.
Un homme, la trentaine, un jean, un tee-shirt blanc trop large, fume une cigarette en bordure du bar.
L’instant peut être décrit comme tranquille, un chien se prélasse, le dos contre une poubelle, j’entends au loin le bruit d’une moto.
Je griffonne quelques mots sur un papier, je pourrais aussi bien dormir, fermer les yeux, me laisser partir. Je suis presque apaisé, ce n’est pas si souvent.
Une femme marche d’un pas rapide sur le trottoir d’en face, brune, teint mat, environ vingt ans, un top en V décolleté dévoile la naissance de ses seins. Un casque couvre ses oreilles, j’essaie d’imaginer ce qu’elle peut écouter, du r’n’b, du classique, de la pop, je pense à ça, je pense à autre chose.
L’homme au tee-shirt blanc la regarde et pivote dans ma direction. Un temps d’arrêt. Puis, l’air de rien, il dit qu’elle a de sacrés poires à lait. Je me retourne mais il n’y a personne, c’est donc à moi qu’il s’adresse. Ça ne peut être qu’à moi.
Il me faut quelques secondes pour faire l’association entre les seins de la passante et le commentaire de l’homme. Il a dit ça comme si c’était normal, comme si c’était la chose à dire à ce moment là, sans même rajouter un rire gras, un clin d’œil, une tape sur l’épaule ou un truc du genre, il a dit ça sur le ton de l’évidence.
Bonne, baisable, salope, pétasse, pute, tu as vu ce cul, je me la ferais bien, on connaît, on entend ça de temps en temps, ici ou là, les hommes entre eux, ce qu’ils peuvent dire, toutes ces choses, mais poires à lait. On arrive toujours à trouver pire.
Je ne dis rien. Je pourrais réagir, protester, expliquer ce que je pense de ces mots, ou m’énerver, je ne le fais pas. Je ne participe pas, je n’approuve ni ne désapprouve, je ne suis pas là, je ne suis juste pas là.
Poires à lait.
Je vois les pis, la vache à traire, le corps nu animal, la femme à quatre pattes, la louve qui nourrit Remus et Romulus. La femme qu’il faut traire, qui ne demande que ça, qui ne peut que rêver de ça, à la fin de sa journée, être traite par son mari dans le lit conjugal, je vois le geste, les doigts qui pressent, les lèvres qui tètent. Sexuelle. Je vois la mère, la mère universelle qui abreuve de ses énormes mamelles une flopée d’enfants avides. Fonctionnelle. Mère, femme, putain, ménagère, mammifère.
Je vois l’élevage en batterie, les bovins alignés dans leur enclot, j’entends les meuglements, je vois le foin, les abreuvoirs, les trayeuses, toute la machinerie, les tuyaux, les ventouses, la main du paysan qui tapote le flanc du bestiau. Brave bête, va ! Quelque chose déborde, je vois du lait, je vois du sang, j’entends des cris, ça s’agite, un coup de sabot, un coup de fouet, la baguette pour mener l’animal dans la ferme, ou pour l’amener à l’abattoir, pour éviter les ruades, les cornes qui transpercent, je vois une partouze dans un porno regardé un soir d’été alors qu’il pleuvait dehors, toutes ces peaux, la sueur, un gang bang, du travail à la chaîne, en levrette, les pis à l’air, le poil dru, un film animalier, des troupeaux, des prairies, c’est la nature, tu sais, c’est la nature, je vois des hommes se branlant, le sexe rasé, le mouvement rapide du poignet, je vois des visages grimaçants, les canines découvertes, prêtes à lacérer. La chair, les chairs qui se déchirent, ce qu’il y a à l’intérieur, ce qui s’ouvre, ce qui se ferme, ce qui en sort.
Être là uniquement pour donner du lait.
Je ne sais pas quoi dire et ne dis rien. Il a partagé ce moment avec moi parce qu’il a surpris mon regard se promenant sur la gorge de la passante, et qu’alors le regard de l’homme et le mien se sont confondus.
Je ne sais pas quoi dire parce que les mots qui me sont venus ne pouvaient qu’être moins vulgaires, plus élégants, mais que l’endroit où se sont portés mes yeux n’était pas si différent.
Il me considère comme son égal, comme étant du même groupe que lui, je ne peux pas lui donner tord et pourtant je me souviens des préaux, l’école, les coups parce que je n’étais pas si ça ou trop ça, mets-toi là, tu as vraiment l’air d’une gonzesse, les brimades, les bourrades dans les escaliers, les claques, il faut apprendre à se battre, se faire taper dessus et taper sur un autre ensuite. Il y avait un parfum de guerre, moi aussi, j’ai participé au combat, je croyais m’en être éloigné, y avoir échappé, avoir avancé la déconstruction, un presque parfait proféministe au discours élaboré, j’ai pourtant bien appris mes leçons, appris ce qu’il faut dire, et ce gars me ramène à lui, à la compagnie des hommes, aux odeurs viriles dans les chambrées, aux vestiaires après le sport, aux pintes de bières, aux grattages de couilles, aux comparages de bite, aux bras de fer, rapports de force, au corps qu’il faut contenir, muscler, barricader, aux yeux secs, aux émotions rangées, cachées à l’intérieur, bien étouffées là au plus profond, te souviens-tu de tes peurs, de tes cris quand tu étais enfant ? Il faisait si noir, te souviens-tu ? Je ne suis ni avec lui ni je n’ai basculé dans un autre monde, je suis trop lâche pour ça, trop peur qu’on me regarde de travers, trop peur de déranger, le voilà qui me renvoie à mon no man’s land de gentil garçon mais garçon quand même.
Le monde s’écartèle, mon dégoût me semble de trop, ce ne sont pas mes seins qu’on compare à des poires, ce ne sont pas mes tétons qu’on pense à traire, je peux me considérer comme chanceux.
Pourquoi je me prends la tête ?, d’autres entendent bien pire à longueur de journées.
L’instant aurait pu être tranquille, cela n’a pas duré, on oublie facilement la réalité.
Ce qui reste de café est froid, je n’arrive pas à l’avaler, la terrasse me paraît instable, le soleil disparaît derrière un nuage grisâtre et filandreux, le chien n’est plus là, il a fini de se prélasser.