L’objection de conscience

Elle me parle des lacs, de sa peur de ne pas avoir pied, d’être engloutie, elle me parle de cette espèce de poisson dont elle ne se rappelle pas le nom qui stagne au fond de l’eau, je lui dis que ce sont des animaux inoffensifs et utiles, que personne n’est mort à cause d’eux, elle n’en est pas sûre et dans le doute elle ne préfère pas s’aventurer trop loin quand elle se baigne.
Le serveur pose deux demis, un au picon, un au citron sur le comptoir, la musique est forte, de l’electro-pop passe partout, nous devons presque crier pour nous entendre.
Le bar se remplit.
Et elle boit pendant que je parle du froid qui avance, que je lui raconte qu’entrer dans l’hiver me provoque de l’angoisse, qu’il me faut de la lumière pour me sentir mieux, que j’ai lu quelque part qu’il existait des thérapies à base de lampes à forte luminosité, que peut-être je devrais essayer. La mousse de la bière se dépose sur ses lèvres, elle l’essuie de son pouce qu’elle met ensuite dans sa bouche. Elle me dit qu’elle, elle aime bien l’hiver, la neige qui fout le bordel en ville, que le froid ne la dérange pas, qu’elle aime se glisser dans son lit glacé et le sentir se réchauffer petit à petit, qu’elle dort mieux l’hiver que l’été quand il fait trop chaud et qu’elle ne peut pas s’emmitoufler. Je l’imagine dans son lit, je ne sais pas où va me mener cette soirée, je ne préfère pas savoir.
Trois hommes entrent dans le bar, s’assoient à une table au fond, ils parlent fort, rient fort, prennent de l’espace, regardent les alentours comme un territoire à conquérir.
Elle jette un œil blasé vers eux puis reprend une gorgée de bière.
Et je parle avec elle et je pense à tous les mecs lourds aux regards glissants qu’elle a dû rencontrer, qui ont dû la draguer avec insistance, le genre collant et je pense aussi aux mecs attentifs, ayant de la conversation, parlant de choses et d’autres mais n’ayant qu’un seul but, une seule envie, le corps à corps, les mains sur les seins, toucher, palper.
Je ne suis pas sûr d’être différent, je ne sais pas dans quelle catégorie elle me met. Est-ce qu’on a vraiment envie de se connaître, est-ce qu’on peut un jour connaître l’autre ?
Elle a dû en voir des mecs manœuvrer pour la séduire, elle a dû en entendre des remarques sur ses yeux bleus, des compliments faciles, des invitations à la con, des blagues nases, les mecs qui s’agrippent, veulent offrir un verre, font des clins d’œil, des sourires qui se veulent encourageants, une main qui se pose sur son bras ou sur son épaule. Tous ces gestes. Toute cette merde !
Trois nanas, les lèvres rouges, mini-jupes, collants, vestes ouvertes sur tee-shirts moulants entrent, des dizaines de regards les déshabillent, les embrassent, les prennent sur la table, chattes écartées, culs offerts, cris d’animaux.
Je vois la bave qui coule sur les mentons, je vois les pantalons qui se tendent, les bosses qui se forment, les imaginaires qui se développent.
Et à une table tout près, un homme, une chemise sombre, une grosse bague qui cerne son doigt potelé, parle avec un autre homme, quelques poils qui dépassent d’un polo bleu clair, je n’entends pas ce qu’ils se disent, de temps en temps, ils rient, ils font de grands gestes, une femme est avec eux, très maquillée, jambes croisées, elle ne parle pas, elle ne rit pas, elle regarde son verre, parfois son portable, je pense aux guerres, des types en tenue, le visage maculé de boue, des cicatrices sur les bras, sur la joue, des cicatrices sur l’arcade, prêts à tuer, prêts à violer, à prendre, à pénétrer, je regarde le bar, les clients qui vont et viennent et je pense aux massacres perpétrés, les tranchées, un escadron qui rentre dans un village, qui vide les maisons, il faut faire place nette, il faut nettoyer.
Et je me souviens, adolescent avec Jérôme en cours de math, de la manière dont on parlait de cette fille qu’on trouvait moche, qu’on imaginait avec dégoût baiser avec elle, qu’il disait beurk en grimaçant, une grimace qui me faisait rire et je pensais sans le dire que baiser avec elle ce serait mieux que rien, et je ne sais pas ce qui était le pire entre ses grimaces et mes pensées. Je me demande ce qu’elle est devenue et je me demande pourquoi je me demande ça.
Et je me souviens des vestiaires des cours de sport, de ceux qui ressemblaient déjà à des hommes, les corps développés, l’odeur de sueur qui commençait à devenir une odeur masculine, les rires, et la façon dont je me mettais torse nu en leur tournant le dos et comment on me tapait dessus au collège parce que je ne faisais pas le poids, trop intello pour certains, trop pédale pour d’autres, c’est ce qu’on me disait et comment je tapais en retour sur d’autres, plus faibles, plus chétifs en les insultant, en me moquant d’eux.
Elle me dit qu’elle sort fumer, je la suis, on s’écarte pour nous laisser passer, des bouts de conversations se chevauchent. Tu as vu ce foulard que je me suis acheté aujourd’hui. Et là ce con il me dit qu’il n’a rien compris à ce que je lui racontais alors que. Un truc qui passait à la télé mais ce n’était pas très. Des rires. Tu as de la chance d’aller à Barcelone, moi, j’aimerais y aller, ça fait un bail que je n’ai pas bouger, mais. Depuis le temps que j’essaie d’arrêter, ce serait bien si j’y arrivais mis un débardeur qui laissait apparaître chez le garagiste ça m’a n’importe quoi tu racontes vraiment n’importe quoi t’es trop con un putain de concert ça dansait tord l’estomac j’ai dû manger trop ha ha ha.
Toutes ces bouches qui se déforment, ces voix qui se transforment en miaulements, en rugissements, ça postillonne, ça s’envoie des miasmes, ça boit, ça hurle.
Il faudrait arriver à ne plus rien percevoir, à faire abstraction, à s’abstraire.
Elle me devance sans faire attention aux gens amassés autour, je regarde sa nuque dégagée, son dos qui se devine sous son tee-shirt blanc, je regarde ses fesses, je l’imagine nue, elle se retourne et me dit de venir me coucher à côté d’elle, elle me tend la main pour m’emmener dans son lit immaculé, un halo entoure son corps.
Dehors il fait froid, elle enfile sa veste, quelques fumeurs trépignent en regrettant les temps où l’on pouvait fumer à l’intérieur, un clochard passe avec un caddie, deux amoureux s’embrassent, une voiture de police fait sa ronde.
Elle m’offre une cigarette, se tape dans les mains en disant que putain, ça caille et elle me parle de son travail, que c’était dur aujourd’hui, qu’elle est contente parce qu’après demain ce sera le week-end et qu’elle va pouvoir se reposer, je lui demande pourquoi c’était dur, elle me dit que bah, le travail, c’est toujours chiant. Puis nous ne disons rien, puis elle me regarde en souriant, je ne sais pas pourquoi.
Je lui propose de retourner à l’intérieur, parce qu’il fait trop froid et que j’ai envie de pisser.
Elle me dit qu’elle va commander une autre bière, elle me demande si j’en veux une.
Je ferme la porte des toilettes, la musique est moins forte, ça me fait du bien.
Je commence à pisser. Me parviennent des voix, un homme parle de sa nuit avec une blonde qu’il a rencontrée. Je me bouche les oreilles, je lâche mon sexe, ça gicle de partout. Sur le mur en face, des inscriptions écrites au feutre parlent de sexe en mots orduriers, une bite est dessinée. Je me concentre sur la cuvette, juste pisser, mon sexe mou, du sang qui en sort, des flots qui rougissent la cuvette, du sang qui déborde, forme des flaques sous mes pieds, éclabousse les murs, de quoi se perdre, de quoi se noyer.
Tirer la chasse, vouloir être aspiré. Je pourrais me donner des coups de poing, je me lave les mains, regarde le miroir, mon visage recouvert de poils, mes yeux rouges, mes babines, mes crocs. Je me rince le visage qui reprend forme normale, je ne sais pas si ce que je vois est plus rassurant, un visage fin, des yeux marrons, c’est juste un masque, juste de la cire mais je sens que ça boue dessous, que mes joues lisses ne sont pas réelles, que la peau qui recouvre mes os est un artefact.
Je suis un gentil garçon, je sais faire bonne figure. À l’intérieur c’est en vrac.
Ça frappe à la porte, je pourrais ouvrir, attraper la personne pour l’enfermer dans les chiottes, lui exploser la gueule contre le mur, le mettre à poil puis la tête dans la cuvette, vas-y avale ! l’important est de participer.
Je tremble. Je ne peux pas sortir comme ça. Ne pense pas ! Ne ressens pas ! Je me souviens, j’avais moins de dix ans, quelqu’un avait dit pendant la récréation que si on buvait son pipi, on se transformait en fille, je ne l’ai jamais fait, je savais bien que ce n’était pas vrai mais ça me troublait, on disait plein de choses sur les filles, on avait plein de théories, d’histoires à raconter, ça me semblait abstrait, je me regardais dans la grande glace du salon quand personne n’était là, je me mettais nu, je glissais mon sexe entre mes cuisses pour le cacher, je me disais que c’est ça une fille à poil, je me disais que je ressemblerais à ça si j’en étais une, je me demandais ce que ça ferait, je savais bien que c’était plus compliqué, qu’une fille, ce n’était pas seulement ça, qu’on m’avait dit qu’elles avaient un creux, un trou, une fente et d’autres choses mais je ne comprenais pas bien où et comment.
Je sors, rien n’a changé. Des fauves sont postés dans tous les coins, à l’affût. Je les évite, de toute façon, ils ne s’intéressent pas à moi, ma poitrine doit être trop plate.
Elle discute avec un homme brun, chemise à carreaux, chaîne en argent autour du cou, il s’en va, je reprends ma place, je lui demande qui c’était ce type, elle me répond que c’était rien, juste un connard qui tentait sa chance, que les mecs dans ce bar sont un peu chiants, que ça la gonfle. Je lui dis que c’est la guerre, les charniers, que tout s’insinue partout entre les interstices. Elle ne comprend pas, ne cherche pas à comprendre, boit une longue gorgée, elle me demande si ça va, dit que j’ai une tête bizarre, je réponds que ce doit être l’alcool, les liquides, la lumière, le bruit et tous ces gens qui n’arrêtent pas de parler.
Elle me dit que j’ai raison, qu’on devrait aller ailleurs. Je ne sais pas ce qu’elle entend par ailleurs.
Elle prend ma main, contact, brûlure, me dit qu’allez viens on se casse.
Et je voudrais lui dire que je n’y arriverai pas, qu’il y a trop de sang sur mes mains, qu’il y a du sang qui sèche sur ma bite, qu’il y a trop d’hématomes imprimés sur mes phalanges. Un aller retour, une claque, un coup de poing. Lui dire que je suis trop sale pour la toucher, mes griffes sont trop acérées pour la caresser.
Je lui dis que c’est peut-être mieux si je rentre chez moi, que ce serait mieux comme ça, qu’on arrête là, que je suis juste incapable d’aller plus loin.
Et elle me demande ce qui me fait peur, elle me dit que je me pose trop de questions, qu’elle pensait que moi aussi j’avais envie de continuer ma soirée avec elle. Chez elle ou chez moi.
Je voudrais lui expliquer pourquoi ce n’est pas possible, que c’est trop compliqué, je bafouille quelques mots sur la violence du monde, sur le fait d’être d’un certain côté de la barrière, elle n’a rien compris, me demande de répéter, le type à la chaîne en argent fume une cigarette, il nous regarde, il s’approche, la main dans la poche, il lui dit qu’elle a eu tord de se refuser à lui, il lui parle comme si je n’étais pas là, elle l’envoie chier, lui dit d’aller se faire foutre, il bombe le torse, gueule qu’on ne lui parle pas comme ça, qu’il ne permet pas qu’on lui parle comme ça, qu’il ne va pas se laisser insulter par une petite pute. Je suis tétanisé, je ne sais pas si je suis censé m’interposer pour essayer de calmer le jeu, si mon devoir est de lui foutre mon poing dans la gueule, mon devoir de quoi déjà ? Je sais juste que si ça se transforme en bagarre, je vais me faire rétamer.
Ils sont tout près l’un de l’autre, il faut que je fasse quelque chose, ce serait bien que j’agisse, il lance sa main pour lui mettre une claque, elle recule, rapide, elle évite le coup d’un mouvement souple, il paraît surpris. Elle envoie son coude dans le menton du type, dans le même temps, son genou se soulève, il y a une sorte de silence, un truc épais, un cri, il est au sol, replié, en boule, ridicule, il a les mains serrées sur ses couilles, un de ses amis, un petit qui vient de perdre son sourire crétin se penche pour lui demander s’il va bien.
Elle se retourne vers moi, me prend par le bras, on s’éloigne. Elle semble à peine nerveuse, elle me demande.
– Excuse-moi ! Tu disais ?

image_pdf
_______

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *