Nulle part où aller

Nous avançons dans le calme, en bloc, serrés, nous savons pourquoi nous sommes là, masqués d’un foulard, d’un keffieh, d’une cagoule ou d’un tee-shirt noué.
A l’embouchure de l’avenue, une ligne de CRS, une butée sur notre route, une jetée qui protège la zone rouge. Nous les regardons, ils nous regardent. Nous sommes plusieurs milliers, eux je ne sais pas, beaucoup en tout cas. Autour de moi, des visages fermés, tendus, de rares paroles échangées, presque des chuchotements, des putains ils sont nombreux, des tu n’as pas vu machin ou machine, des ça ne va pas durer. Nous savons que nous ne passerons pas, pas aujourd’hui.
Un petit trapu en treillis et pull rouge bombe une banque de slogans anticapitalistes, d’autres, vêtus de noir, des pieds de biche comme leviers, enlèvent des plaques de bois qui protègent un fast-food. Des grenades lacrymogènes éclatent et diffusent une odeur âcre. Un hélicoptère nous survole. La fin de journée est douce, d’une luminosité aveuglante. La rue palpite d’une excitation qui circule de corps en corps, qui nous soutient, nous donne de la force.
Des pierres sont extraites du trottoir à coup de barres de fer, elles deviennent projectiles, des cocktails Molotov apparaissent de je ne sais où pour atterrir sur les CRS.
Nous sommes prêts, la brisure se fait. La rupture.
C’est la charge, la ruée, les fauves lâchés, la matraque en avant. Je cours pour me tenir à distance des rangers, des boucliers, de la garde à vue, j’évite une poubelle renversée, je tourne la tête, j’ai un peu de marge, je tente de retrouver Paul, Rachid, Natacha, Marco, Laurence, Claudine, que j’ai rencontrés ces derniers jours d’émeute, mais il est difficile de distinguer quelqu’un dans la foule qui se disperse, se sauve en jetant des regards en arrière, s’arrête pour analyser très vite la situation, se réunie, s’éparpille, puis reforme des groupes mobiles, alertes, une vague, merde, j’accélère, je manque d’entraînement, mon souffle est faible, je vais avoir un point de côté, je me pose quelques secondes, me tient à un mur, j’avale une grosse bouffée d’air, mais le gaz répandu traverse le tissu, je tousse, je me remets en mouvement, pas envie de me faire chopper, je glisse, tombe, une nana rousse me tend la main en me demandant si ça va, je prends sa main et me relève, je la remercie, lui dit que je suis vivant, elle part en me souriant.
Et le sol défile à nouveau sous mes pas, l’air comme du vent sur mon visage, j’enjambe un banc, contourne un lampadaire, j’ai envie de rire, je suis totalement réveillé, j’ai un peu peur aussi, une crampe me tord le ventre. J’essaie de m’agglutiner à des italiens qui fuient en gueulant des slogans que je ne comprends pas, des plus courageux, des plus enragés vont en sens inverse, prêts à en découdre. La vitrine d’une agence d’assurance se brise, du verre s’étale sur le trottoir. Au loin, une voiture prend feu, une épaisse fumée s’en dégage, se mêle à la lacrymo et assombrie la rue. Un grand dont les cheveux blonds dépassent d’une casquette, s’empare d’une barrière métallique et improvise une barricade, il est immédiatement aidé par une dizaine de personnes. Les Italiens vont trop vite pour moi, je ne sens plus mes pieds, usés, fatigués.
Là-bas les CRS semblent attraper des manifestants. Une femme hurle :
– Lâchez-le ! Ne le frappez pas !
Des cris, des voix de toute sorte, des bruits de pas, de chocs, tout se brouille un instant. Mon cœur bat vite.
J’aperçois Marco qui distribue des citrons coupés en deux à des jeunes en baskets et baggy, je le rejoins, il pose son bras sur mon épaule, les autres sont là aussi, Natacha
– Putain, on croyait que t’étais en première ligne, on a eu peur qu’ils t’aient embarqué.
Claudine me donne une tape dans le dos pour me confirmer qu’ils sont rassurés de me voir.
Les flics continuent d’avancer.
Natacha pense qu’on devrait partir par la gauche, d’après son plan, de l’autre côté, on risque de se retrouver bloqués. Nous nous engouffrons dans la ruelle, nous sommes une trentaine à faire ce choix, d’autres préfèrent rester et essayer de freiner les flics en effondrant les poubelles, en poussant des voitures au milieu de la route, mais ça ne pourra tenir.
Nous cherchons l’école maternelle Jules Ferry où normalement nous pouvons être hébergés, un certain nombre de camarades doivent s’y trouver. Nous nous éloignons de la zone des combats. Dans mon ventre brûle une envie de faire demi-tour, de me retrouver dans l’affrontement, au centre, être au milieu du feu, même si je sais que tous vont refluer petit à petit, j’aimerais mais je suis épuisé, je n’ai plus de force, il faut que je me pose, le temps de.
Nous longeons des rues presque désertes angoissant qu’à chaque intersection surgissent des flics, nous ne croisons que des militants qui cherchent comme nous un endroit où se réfugier.
Devant l’école, des jeunes fument des joints, Clovis, un type plutôt rigolo, du genre grande gueule et avec qui on a pris un café le premier jour tient sa main en sang, un trentenaire, crâne rasé, un brassard avec une croix rouge dessiné au feutre lui fait un bandage, des guetteurs sont postés à différents endroits. Normalement la mairie nous a laissé ce lieu pour la nuit, mais vu les affrontements, tout peut arriver, n’importe où. Il n’y a plus de lieu sûr.
On pose nos sacs, on s’assoit, Paul étend ses bras, soupire bruyamment, on sourit tous bêtement, sans trop savoir pourquoi, on est contents d’être là, mes muscles sont rigides, je masse mes jambes, ça me fait presque mal.
Des thermos passent de main en main, du café pour ne pas m’écrouler. Ça grouille autour, il y a environ deux cents personnes, on va devoir dormir serrés, ça discute, ça et là, des derniers évènements, il paraît qu’il y a eu une cinquantaine d’interpellations, on sait à quel endroit ? Tu as vu comment les flics ont chargé ? Ils y sont allés franchement. Et la banque, comme elle a. Ça me rappelle lors du dernier sommet je m’étais retrouvé seul au milieu de plusieurs CRS, et j’ai vu un. Tu viens d’où toi ? D’Italie ?, et ça se passe comment là-bas, ça bouge ? Et quand le flic m’a vu, m’a presque attrapé, heureusement que je n’ai pas glissé à ce moment. Putain ce qu’ils lui ont mis, ils l’ont traîné sur le sol, ces connards, tu as vu ça.
Plusieurs radios sont allumées, les nouvelles importantes répercutées. Certains, le portable à la main, commentent, donnent ou reçoivent des infos, et puis deux ont allumé un ordi, essaient d’envoyer des articles vite torchés, des images sur un site, tout semble s’organiser.
Je regarde Paul, Natacha, Marco, etc., je les connais depuis deux jours, mais nous sommes liés par la peur et l’excitation. Je les connais depuis deux jours, dix ans, cent ans, même si je ne connais que leur prénom.
Je me fume une cigarette. La soirée est fraîche.
Une rumeur peut-être, ce ne serait pas la première, le gymnase Coubertin où se trouve le gros de nos troupes serait en train d’être évacué. Un type avec un portable confirme, il vient d’avoir la même info d’une source sûre.
Merde, c’est la merde. On risque d’être les prochains, la nuit va être longue.
On attend, nerveux. Une femme, au débit heurté, annonce l’arrivée imminente des forces de l’ordre, elle a vu des fourgons s’approcher.
Nous décidons de partir avant d’être virés, tabassés et embarqués. Nous barricadons les lieux pour faire croire qu’il y a des gens à l’intérieur et peut-être gagner du temps. Nous bloquons les portes avec des bancs en tas, des chaises, laissons les lumières, un vieux poste de radio allumé à fond, puis partons par l’issue de secours. Vite.
Nous fuyons par petits groupes.
Je retrouve mes acolytes, nous marchons d’un pas rapide, sans trop savoir quelle direction prendre, tous les lieux où se réfugier ont dû être vidés, c’est-à-dire nous n’avons nulle part où passer la nuit. Tant que nous sommes ensembles. Nous cherchons un bar, un endroit où nous asseoir, tranquilles, mais tout est fermé, les rideaux de fer baissés.
Les autochtones sont cloîtrés chez eux, nous ne voyons personne le long de rues qui semblent ne jamais finir. Nous ne sommes pas discrets. Nous nous retrouvons dans un quartier bourgeois, nous ne savons pas où nous sommes, ça fait un petit temps que nous avons cessé de regarder un plan, nous marchons en attendant le jour.
– Vous êtes sûr qu’on devrait continuer par-là, j’ai l’impression qu’on s’approche de la zone rouge.
Nous trouvons une carte sur un abribus.
Merde, elle n’a pas tort, nous sommes près de la zone entourée de palissades en métal, là où on trouve un flic à chaque mètre, voire des tireurs d’élite, des militaires. Le point névralgique.
Nous faisons demi-tour toute, la boule dans la gorge, reprenons les mêmes rues, surtout ne pas traîner dans le coin.
Une voiture, méfiance. Un dérapage. Une 205 noire. Quatre hommes en sortent, des flics en civil. Merde. Dans ce quartier friqué, ils savent pourquoi nous sommes là, je n’arrive pas à courir, mes jambes coulées dans le béton, je suis tétanisé, trois des robocops foncent sur le groupe, un attrape Natacha par les cheveux, la met au sol, elle se met en position défensive, fœtale, protège sa nuque, ses tempes. Il est seul sur elle, les autres flics ont continué de courir, je m’empare d’un pavé détaché par les émeutes, il ne fait pas attention à moi, il traîne Natacha sur le trottoir, ça ne fait pas tant de bruit que ça de la pierre contre un crâne, le flic se retourne, la main dans ses cheveux, il paraît surpris, je tape, à nouveau, et à nouveau, et… je vois son corps étendu, le sang en rigole sur le trottoir, Natacha dit « putain ! », et puis « bouge-toi, putain ! Bougeons-nous ! »
Nous prenons une petite rue sur la droite, je suis Natacha, nous prenons à gauche, nous nous éloignons du corps étendu, puis de nouveau à droite, nous atteignons une avenue mal éclairée. Du bruit, des voix, Marco et les autres.
– Ah vous êtes là ?
– Ils ne vous ont pas attrapés ?
– Non, ils se sont arrêtés quand ils ont vu qu’il manquait quelqu’un parmi eux, et vous ? Vous faisiez quoi ?
– Putain, il faut qu’on se barre le plus vite possible, le plus loin d’ici…
Je suis ailleurs, Natacha me traîne, me tire, me porte, j’entends juste la pierre qui frappe le crâne, ça a fait un son bizarre, un crac, c’est simple en fait. J’ai la main bloquée, les doigts comme paralysés, ce n’est pas moi, monsieur le juge, c’est ma main qui a agit, c’est le feu, ce sont les nerfs qui ont actionné le mouvement.
Des pas, des bottes. Putain. Dès qu’on croit avoir la tête hors de l’eau, il faut plonger à nouveau, recouvert, à chercher son souffle, je ne suis pas très bien, je n’arrive pas à.
Natacha. « Putain, bouge ! », nous courons, Rachid trouve une entrée d’immeuble où se réfugier. Ils ne sont pas loin, ils nous ont sûrement vus, ils ne vont pas tarder. Rachid « il y a une cours intérieur. »
Natacha me dit, d’une voix douce et ferme « toi tu montes par-là, nous on les emmène par la cour, et tu te fais oublier, il ne faut pas qu’ils te trouvent, tu comprends, putain, tu comprends ça ? » Elle me pousse presque vers les escaliers.
Je monte, la panique est toute proche, le grand dérèglement des sens, au troisième étage, je frappe à la porte, ça ne répond pas, je me demande si l’idée de Natacha est la bonne, au quatrième, j’entends les flics en bas dans le hall, « ils sont passés par-là, je les aperçois », un gueule « Arrêtez-vous ! », ça ne s’adresse pas à moi, je crois. Je serais mieux avec le groupe, seul, je suis comme nu, fragile, mon corps ouvert, mon sang qui dégouline sur les marches, seul, je suis dans la merde. Au quatrième j’appuie sur la sonnette, cette idée est vraiment stupide, faites que ça s’ouvre, je pourrais inventer n’importe quoi pour entrer, mais faites que. La porte s’ouvre. Je me fais un visage de gentil garçon, mon doigt sur les lèvres, une femme, plus de trente ans, cheveux courts bruns, je chuchote « Faites-moi entrer, s’il vous plait, juste dix minutes, je ne vous dérangerai pas. » Un temps. Elle s’écarte pour me laisser le passage. Elle referme la porte doucement, derrière nous.
Un couloir blanc, rien sur les murs. Un immense salon, table basse, télé écran plat, canapé, une photo au mur, un ventre de femme en gros plan, des halogènes, beaucoup d’espace.
– Vous voulez un thé ? Ça peut vous faire du bien.
– Merci, je… merci, il faut peut-être que je vous explique…
Elle met un doigt sur ses lèvres. Chut. Et puis.
– Vous pouvez vous reposer, prendre un bain, et manger quelque chose, si vous voulez…
– C’est gentil, c’est vraiment gentil de votre part… Si vous saviez à quel point…
Elle sourit, je me tais. Je m’assois ou plutôt m’affale, m’effondre dans le canapé du salon, je serais incapable de me relever de suite tellement c’est agréable. Du calme, un putain de calme. Je demande si je peux fumer, si ce n’est pas abuser, elle m’apporte un cendrier.
Il y a trop de bruit dans ma tête pour que j’en discerne quelque chose, un bruit nourri des cris, des explosions des jours passés, un bruit qui diminue peu à peu et finit par se taire.
Des mouvements à l’extérieur, dans la rue, je n’ai pas la force d’aller voir à la fenêtre ce qu’il se passe, je me souviens de ce que m’a dit Natacha « planque-toi ! »
Elle ne parle pas, boit une gorgée à une bouteille d’eau minérale. Elle est habillée d’une chemise blanche, et d’un caleçon long chiné gris, les pieds nus.
Ma respiration s’apaise. Elle met un cd dans une chaîne hi-fi faite d’un seul cube noir, de l’éléctro-pop emplit la pièce.
– Vous ne voulez pas prendre un bain ? Vous pouvez si vous voulez.
J’ai compris, la crasse incrustée dans mes vêtements, ma peau, je ne dois pas salir.
La salle de bain est carrelée de blanc et de marron clair. Au milieu, une large et profonde baignoire, j’ouvre les robinets. Je m’immerge. L’eau brûlante remplace ma peau usée, nettoie mes organes, glisse sur mes muscles, les détend. Ça fait du bien, tellement de bien. Et la vague qui remonte, une vague qui doit écrouler les digues.
Je pleure. Sans penser à rien. Juste couler, sentir les larmes s’échapper sur mes joues. Elles gouttent dans l’eau du bain.
Je m’essuie les yeux, je me mouche dans les doigts, souffle doucement, je me sens comme dans un caisson. Je suis prêt de m’endormir.
La porte s’ouvre, je sursaute. Elle entre, je n’ai pas pensé à fermer le verrou, je cache mon sexe sous mes mains, elle me regarde.
– Vous voulez que je vous réchauffe un plat de spaghetti bolognaise, il en reste de mon dîner
– Si vous voulez, merci.
Elle cherche dans un grand placard blanc, je la regarde faire, mais merde, je suis tout nu, moi, elle en sort un peignoir de bain.
– Vous pouvez le prendre après vous avoir êtes séché, plutôt que de remettre vos vêtements sales, vous serez mieux. Il devrait vous aller.
Puis elle repart. Pris en charge, l’énergie m’a quitté, l’adrénaline s’est tarie, il ne reste que mon corps en inertie, je mets le peignoir, il est molletonné, épais, orné de fleurs dorées. Si les autres me voyaient. Les autres. J’espère qu’ils ont réussi à s’enfuir, qu’ils ne subissent pas d’interrogatoires musclés dans une cellule sordide.
La douceur du tissu m’irrite, je me sens ridicule, je crois que je préférais mon uniforme de militant révolutionnaire, que j’étais plus à mon aise.
Je retourne me poser sur le canapé, une assiette fumante de spaghetti m’attend sur une table basse. Elle est assise sur un fauteuil, les jambes repliées sous ses fesses devant la télé allumée. Elle zappe, des images défilent, pubs, séries, infos, je lui demande si elle peut laisser. Des images des émeutes, je lui demande si elle peut monter le son. La rue où nous étions, mon sang pulse à nouveau, les cocktails Molotov qui volent, la charge des CRS, beaucoup de fumées, des cris, des visages en sang, des gros plans de visages, je devrais être avec eux plutôt qu’ici, le commentaire parle de casseurs, ce genre de connerie, de vitrines explosées, de nombreux blessés, une centaine d’interpellations, une image d’un flic sur une civière, « un policier qui semble avoir été attaqué par un groupe d’individus tard dans la nuit est toujours dans le coma.»
« Putain !, les ordures, un groupe d’individus, n’importe quoi !» et merde, quel con je fais, elle me regarde, sourit, je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ma grande gueule.
– Je faisais partie des manifestants qui agissent contre le sommet, vous avez dû en entendre parler.
– Vaguement, nous avons reçu une brochure pour nous expliquer des histoires de zones de circulation, d’endroits où il fallait sa carte d’identité pour passer…
– Vaguement ? vous n’en avez entendu parler que vaguement ? Alors que la ville est en…
– Oui, vaguement. Vous voulez un dessert ? »
Je ne réponds pas. Je me sens perdu. Elle sort de la pièce, j’entends au loin une voix, d’outre-tombe, d’outre monde
– J’ai des yaourts, des fruits, vous préférez quoi ?
– …
– Bon. Vous n’aurez qu’à demander si vous voulez quelque chose, quoi que ce soit.
Elle revient, s’assoit face à moi. Me regarde en dodelinant de la tête, me dévisage, et puis sourit. Et puis. «Vous semblez fatigué, à bout de force… Vous voulez dormir ici ? Le canapé fait lit. Vous n’allez pas repartir maintenant… Ce ne serait pas une bonne idée. »
Je hausse les épaules, accepte l’invitation, pas envie de finir la nuit appuyé sur le mur froid d’un commissariat.
Elle installe le lit, je l’aide mollement, plus de force, plus rien dans les bras.
Je m’allonge sous les draps blancs qui dégagent une odeur de lessive à la lavande, je remue mes orteils, je les entends craquer. J’ai gardé le peignoir. Elle s’en va à nouveau puis revient dans un pyjama écru en satin brillant, fluide, souple, infroissable, elle se faufile dans le lit, juste à côté de moi, je ne comprends pas, elle pose sa tête sur mon épaule, son bras sur mon ventre, se colle à moi, comme si on était un couple ou je ne sais quoi. Elle me souhaite une bonne nuit. Je me demande ce qu’elle veut, ce qu’elle me veut, je ne fais pas l’effort de trouver une réponse. La tête de cette femme qui pèse sur mon épaule, la télé allumée, allongé dans un grand lit confortable, qu’est-ce que je fous là ?, je bredouille bonne nuit, et je m’enfonce dans le sommeil, vacille, plonge très vite… une longue rue sombre on me dit qu’il faut que je coure qu’ils sont près je ne vois personne autour de moi j’ai peur je cours je traverse un pont immense interminable pense à sauter je vois en bas une rivière je suis dans l’eau loin de toute cette merde je suis dans un village il n’y a personne j’ai envie de crier mais où êtes-vous tous pourquoi m’avoir laissé seul avec ma rage où êtes-vous camarades qu’avez-vous fait camarades qu’avez-vous fait tout ce temps je vois une femme enceinte elle pousse un landau je regarde à l’intérieur il y a un bébé mort je sais que c’est moi dans le landau mon ventre s’ouvre mon ventre se déchire et des flics de partout tout autour aucun échappatoire ils se rapprochent ils sont contre moi j’ai les mains liées je suis dans un appartement deux flics face à moi je ne peux pas bouger je suis bloqué ils vont me taper dessus m’enfermer ils me disent que je suis leur jouet leur poupée ils répètent c’est fini les enfantillages c’est fini les enfantillages il faut être une grande personne leur visage est noir leurs vêtements sont noirs ils me tiennent je me débats je résiste mes mains sont libres je me jette sur le flic je choppe son cou je serre de toutes mes forces il se débat je dois le tuer lui ou moi j’ai mal aux mains merde merde…
Il fait sombre, mon cœur bat à un rythme rapide, tambourine ma poitrine, les draps sont descendus, elle est allongée, dort d’un sommeil profond, dort d’un. Merde, je la secoue, elle ne bouge pas, je prends son bras, cherche son pouls que je ne trouve pas, elle n’a pas de souffle, putain, elle est morte.
Le cauchemar ne veut pas s’arrêter.
Je reste assis sur le lit, le dos contre le mur. Il fallait que ma rage s’exprime, elle a été endormie, si longtemps enfouie, à cogner dans mes tempes, à se briser sans cesse, à ne pas réussir à sortir, à trouver une voie, un moyen de devenir un cri, un hurlement sans fin, il le fallait. Vous vouliez quoi ? Que je me laisse piéger ? Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ? Toute cette merde ? Les ballades au parc avec poussette, chien ? Et les lanières ? Les sangles ? Assis sur un fauteuil les mains liées à ne pas pouvoir rendre les coups ? Mon estomac soudé ? Tout figé à l’intérieur ? Oui monsieur, oui madame. Maintenant la tempête est passée. Je suis une étendue plane, une mer en sommeil. Maintenant ça va. Les flics vont bientôt venir, ils peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, ils ne m’auront jamais.

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